La promesse apportée par Rome plutôt que vous s’est muée en certitude. Certitude que l’Algérie tient en Tariq Teguia un cinéaste de premier plan. Reste à savoir ce qu’elle va en faire. Pour l’instant, rien : peu de soutien, peu d’encouragements, on pardonne difficilement à Teguia (comme à Malek Bensmaïl, autre figure du cinéma algérien, documentariste brillant) d’évoluer en marge d’un système encroûté, en autonomie, avec une licence poétique et une liberté de penser sans équivalent. C’est trop long, dit-on, trop ceci ou pas assez cela. En attendant, le problème des films algériens qu’on ne vois pas en France, est d’abord et avant tout qu’ils ressemblent peu à des films : bricolés, totalement anachroniques, ni faits ni à faire (le problème des techniciens est le problème fondamental de nombreuses cinématographies du Sud). Chez Teguia, au moins, on est vite rassuré : Inland démarre sur les chapeaux de roue, un générique noyé de poussière, une discussion d’activistes politiques pris au vol, des plans sur le désert rocheux et ses cailloux, puis raccord sur un champ très vert, et au milieu du champ, un arbre, et sur l’arbre, un pendu.
Tariq Teguia est très fort là-dessus, il possède un sens très sûr du cadre et de la lumière, il percute vite les lieux où il tourne et c’est ainsi qu’Inland offre la double impression d’être vif et suspendu, serré et, comme on dit, contemplatif – du roc et de l’herbe. C’est que la mise en scène s’accroche immédiatement avec un paysage. Des intérieurs, on ne verra pas grand-chose, mais c’est important : d’une part une réunion d’activistes qui s’échauffent dans une discussion échevelée où se formulent des propositions brûlantes (de « il n’y a pas d’intellectuels, l’intellectualité traverse la société » à « je vais devenir hermaphrodite ! »), d’autre part deux scènes tristes où le personnage principal, Malek, ici vient prendre connaissance de sa mission (faire un relevé topographique dans un patelin) auprès d’un homme taciturne qui semble le connaître mieux que tous (joué par Ahmed Benaissa, homme de théâtre et figure justement râleuse de la culture algérienne), là retrouve sa femme, en instance de divorce, avant de partir. Deux scènes tristes, filmées « modernes », qui anticipent et accomplissent ce que ailleurs le film saisit : une désertification. Comme si le les sables du désert arrivaient déjà.
Ailleurs il s’agit d’abord de se débattre avec un paysage. Ça lance tout de suite une scène, de l’intérieur ou de l’extérieur. De l’intérieur : quand Malek découvre sa cabane de chantier. La caméra, depuis l’intérieur, panote pour suivre le personnage qui en fait le tour, comme si elle l’attendait, tapie dans la poussière, et puis finalement le laisse entrer et découvrir qu’il y a rien, sinon des traces de sang. De l’extérieur : cette manière de suivre un personnage déambulant parmi les ruines d’un village pour que, le captant entre deux colonnes, par l’embrasure de la porte disparue d’une grange ou d’une étable, le film l’envoie aussitôt à Pompeï. Teguia, bien sûr, se frotte à l’épique, au western, répondant à l’invitation de lieux qui convoquent immédiatement des diligences, en même temps qu’Antonioni. L’odyssée de Malek, alors peut commencer : il quitte son lieu d’attache provisoire (sa cabane, son petit chantier) pour conduire une clandestine qui a décidé de rebrousser chemin. La chevauchée les emmène dans le sud de l’Algérie, elle est sans illusion, sans mirage alors même que poussière et lumière invitent à perdre ses repères.
On retrouve dans Inland certaines sensations d’un cinéma du désert (de la Région Centrale de Snow à Gerry de Gus Van Sant), qui vous remplit par le vide. Ailleurs, deux têtes dépassent d’un train en marche et s’engouffrent dans le vent, ailleurs des camions s’évanouissent dans la poussière, ailleurs une conversation de bergers, ailleurs un scorpion. Teguia ne trahit jamais la dimension tellurique de son film, à peine quelques sursauts le temps d’une irruption (Sonic Youth, sur la route) ou d’une suspension (au Sud, dans l’incertain d’une traduction impossible). Il fait un cinéma de pierres, un peu martien, qui jamais ne prend la pose et qui d’un bout à l’autre se révèle d’une grande tension, d’un grand souffle.