Dans le Hollywood des années 40, Preston Sturges fut un météore. Fils de bourgeois, promis à une belle carrière dans l’industrie cosmétique (il inventa un rouge à lèvre indélébile !), il aborda avec succès le théâtre, le scénario et enfin la mise en scène. Sa courte carrière s’acheva en France à la fin des années 50, dans un relatif oubli. Sturges, que tout pousse à considérer comme un classique de la comédie américaine, est longtemps resté dans l’ombre des grands. Lubitsch ou Hawks, aux carrières plus durables, et mieux installés dans l’esprit du public, lui auront longtemps volé la vedette. Infidèlement vôtre, brillante variation sur les humeurs d’un mélomane amoureux, a néanmoins la réputation d’être la comédie la plus originale de la période. Ce projet datait des années trente, et Sturges l’aurait proposé à Lubitsch, quinze ans avant de le produire et le réaliser lui-même. Le maître, admiratif, aurait néanmoins refusé en déclarant le public indigne d’une œuvre si originale (« c’est du caviar et le public veut du corned-beef et du hachis ! »).
Le sujet est simple, mais inhabituel : un chef d’orchestre anglais venu en représentation à New York se laisse persuader que sa femme -dont il est éperdument amoureux- le trompe. Pendant le concert, il imagine, tout en dirigeant successivement des extraits de Rossini, Wagner et Tchaïkovski, différents développements à l’affaire (Sémiramis de Rossini lui inspire un crime sans pitié, Tannhaüser un renoncement magnanime, et Tchaïkovski une issue à la roulette russe). A voir la construction bigarrée du film, on comprend que le public de l’époque ait été dérouté, tant Sturges passe d’un registre à l’autre avec une liberté et un brio qui frisent l’insolence. On passe de la critique de mœurs plutôt bienveillante à l’humour noir le plus féroce, pour finir dans un sentimentalisme généreux, concession au goût du public, même si la fin du film n’est pas dépourvue d’ironie et d’acidité.
Fantasque, audacieux, et très personnel, Infidèlement vôtre est largement à la hauteur des grandes comédies, vues et revues, des années 30 et 40. Mais sa modernité fait déjà penser au Mankiewickz d’On murmure dans la ville (Cary Grant y jouait le rôle d’un médecin, chef d’orchestre à ses heures, victime de rumeurs désobligeantes), ou à Billy Wilder, tant par le brio des dialogues que par un parfait dosage d’ironie sophistiquée et de comique visuel proche du « slapstick ». La scène (hilarante) où l’excellent Rex Harrisson se débat avec le mode d’emploi d’un magnétophone annonce par ailleurs de manière frappante Blake Edwards et les gaffes de Peter Sellers dans The Party. Film unique, Infidèlement vôtre se situe au confluent de la comédie classique et inhabituelle, ses meilleurs moments demeurant toujours d’un comique infaillible. Une oeuvre aussi attachante qu’incontournable.