La ressortie d’Indiscret, à l’occasion du centenaire d’Ingrid Bergman, offre une double découverte. Côté Stanley Donen, celle d’un morceau de son oeuvre dissimulé jusque-là par l’éclat de ses films les plus connus (Chantons sous la pluie ou son triptyque avec Hepburn…). Côté Bergman, le secret le mieux gardé d’une filmographie très souvent restreinte à des rôles dramatiques. Indiscret restera le plus beau film de sa deuxième carrière à Hollywood, celle qui suivit directement son retour d’Italie. Donen lui offre, comme Renoir le fera avec Elena et les hommes, un rôle à sa mesure, lui laissant la place suffisante pour révéler la dimension solaire de son jeu. Elle y incarne Anna Kalman, une actrice de retour à Londres après avoir écourté son séjour à Majorque. Célibataire endurcie et systématiquement déçue par les hommes qu’elle rencontre, elle s’éprend pourtant de Philip Adams (Cary Grant, qui en six ans jouera dans quatre films de Donen et qui retrouve Bergman dix ans après Notorious). Haut fonctionnaire de l’OTAN venu de San Francisco, l’homme élabore toute une stratégie pour pouvoir batifoler avec elle tout en évitant le mariage.
De la comédie musicale à la comédie romantique, les conversations ont remplacé les chorégraphies, mais pour Donen cela reste sensiblement le même exercice, appelant un semblable sens du rythme et de la musicalité. Cette façon d’aborder la comédie romantique avec la même dextérité que demande la comédie musicale est ce qui permet à Indiscret d’échapper à l’aspect « théâtre filmé » qui semble pourtant le menacer : la mise en scène astucieuse de Donen mobilise tout ce qu’elle a sous la main pour rester ample et fluide. Cette souplesse s’est toujours manifesté par son goût inébranlable pour certains effets (surimpressions, split-screens), habituellement périlleux, mais dont il use avec une élégance et une sagacité qui lui permettent de les rendre totalement immanents au film. Chaque trouvaille, chaque effet, est comme une solution idéale trouvée à un problème précis. L’ivresse amoureuse de Grant et de Bergman trouve ainsi sa plus pleine expression dans une série de surimpressions, tandis que les conversations téléphoniques (qui, chez Donen, réunissent toujours les interlocuteurs dans la même pièce), appellent naturellement le split-screen.
Cette immanence de la mise en scène a toujours retenu Donen d’être un cinéaste du surplomb : au contraire, son obsession est de convoquer les puissances du présent, de donner à sentir l’ici et maintenant qui est la substance-même de la comédie musicale. Donner à sentir le présent, c’est chercher à établir la plus grande harmonie à l’intérieur du plan, et tout sacrifier à cette harmonie. C’est ce qui fait de Donen l’un des plus importants cinéastes de la couleur : la couleur est pour lui une façon d’unifier les choses, de les appréhender comme une totalité où le moindre élément, le moindre abat-jour, le moindre geste participe du chant du monde.
A cette grande politesse de la mise en scène (au sens où Bergson disait qu’elle était « l’amour de l’égalité ») répond celle des caractères, régis par une recherche perpétuelle de la cohésion. C’est peut-être ce qui distingue les comédies de Donen de celle de Minnelli. Chez Donen, tous les conflits se résorbent dans les bonnes manières et la décence : aucune violence ne vient jamais, contrairement aux Minelli tardifs, contrarier la douceur. Ils se résorbent aussi dans cet art de la conversation qui est une autre façon de danser ensemble. Le couple donenien parle beaucoup, clarifie et aiguise ses pensées en présence de l’autre. De même que la mise en scène essaye d’échapper à la théâtralité figée, la parole se précise, se cisèle pour que le cliché de la situation ne prenne pas le pas sur la vérité des sentiments. Bergman échappe autant à son personnage de vieille fille que Cary Grant a celui de séducteur stratège.
Art de la surface, qui est à la fois un art de peintre et un art des apparences : chez Donen, le monde est un spectacle que l’on se doit d’assurer, l’amour est un jeu dont il faut bien connaître les règles, et la vérité se trouve dans les conventions plutôt que dans ce qu’elles cachent. C’est ce que pressent intimement le personnage de Grant, qui élabore tout un mensonge (exactement comme il le fera également dans The Grass is greener) pour avoir précisément ce qu’il veut. Peut-on d’ailleurs réellement parler de mensonge à l’intérieur d’un système qui place la vérité dans ce qui apparaît et dans ce qu’on présente de soi à l’autre ? Qui pense que les bonnes manières annulent les mauvaises pensées ? La politesse donenienne est une éthique de cinéaste à part entière, qui consiste à mettre tous les éléments d’un film sur leur trente-un-un, à croire en une vérité de l’apparat, ne serait-ce parce qu’il faut tout sacrifier à la joie et à ces puissances du présent qui furent, un temps, indissociables du cinéma.