Comme le rappelle Olivier Assayas, maître d’oeuvre de cette intégrale Guy Debord qui sort simultanément en salles et en DVD, « le cinéma de Debord est en partie constitué par l’aura de son invisibilité ». C’est le premier paradoxe d’une oeuvre devenue culte sans être vue, dans l’absence de ses preuves filmées. Depuis 1984 et l’interdiction par le cinéaste de tout projection en France, il fallait, pour voir les films de Debord, lire ses Oeuvres cinématographiques complètes. Moins d’ailleurs pour imaginer l’écran que pour entendre une voix, litanie implacable et sublime contre le medium cinéma. Car les films de Debord sont avant tout une machine de guerre contre la puissance mimétique, le pouvoir d’enchantement des images. Dans Hurlements en faveur de Sade, son premier film, en 1952, il en prive totalement le spectateur. Alternance d’écrans noirs silencieux et d’écrans blancs sonorisés, c’est une charge fondatrice et salutaire contre ce que le cinéma, « industrie du sommeil » a fait au siècle selon Debord : la vie retournée en son contraire, le spectacle intégrale et la fabrication des spectateurs, « serviteurs surmenés du vide ».
Or, cette visibilité qui fut empêchée est le carburant de l’oeuvre même, de toute évidence : la pensée déflagratrice de Debord est multipliée par les images, rendue à sa puissance jubilatoire et destructrice ; comme si une charge explosive attendait sa mèche pour exploser plus fort devant le spectateur sidéré. Mais situer ce travail aux marges du cinéma, dans une sorte de labo des idées et des formes, c’est l’amputer de sa force d’impact, de son champ d’action alors même que ce qui est touché, miné par Debord, c’est précisément la centralité du cinéma, de son histoire et de sa pratique.
Au même titre que les Histoires du cinéma de Godard, l’oeuvre de Debord se nourrit d’un constat originel : le cinéma n’a été qu’un art du spectacle. Il n’a pas témoigné des horreurs du siècle (Godard), il les a même favorisées (Debord). Il faudrait dresser tous les points communs de ces deux oeuvres-monstres : même usage des archives et des extraits de film, détournés, remontés, samplés ; même récurrence de certaines images pour dénoncer le simulacre cinématographique. Par exemple ces photographies de femmes nues, top models, strip-teaseuses que Debord utilise à la manière de Godard quand il monte en parallèle des extraits de films pornographiques et les images des camps. Mais, sur le plan formel, ce qui rapproche le plus les deux entreprises, c’est le travail de la bande sonore et la place centrale de la voix-off qui fonctionne dans les deux cas comme commandement moral et chant poétique incantatoire. Le cinéma de Debord appartient au registre de l’imprécation : la voix jette l’anathème, apostrophe, invective, insulte même. In Girum imus nocte… s’ouvre par un réquisitoire d’un quart d’heure d’une violence rare contre le spectateur de cinéma. La voix est omniprésente, sature le son de réflexions, de citations, de références, cherche à pousser le spectateur à bout, à ruiner son plaisir coupable, la jouissance de son oeil, son « respect d’enfants pour les images ». « Ici, les spectateurs, privés de tout, seront en outre privés d’images », annonce un carton au bout d’une 1h20, laissant le blanc pendant trois minutes de voix martelant.
Mais cette rhétorique révolutionnaire, ce fameux caractère théorique à quoi on pourrait réduire les films, ne serait rien si elle ne faisait corps avec une beauté inédite plus grande que les idées. In Girum imus nocte… n’a rien d’un pensum froid ou aigri. C’est tout l’inverse, un éloge de l’amour et de l’amitié où « la vie brûle de se répandre ». Largement autobiographique, le film restitue de façon sublime un moment du siècle, un lieu (le Paris des années 1950) et ceux qui l’ont habité (le groupe des situationnistes). Des portraits d’amis, des maquettes et des plans de la capitale, filmés dans un silence durable et qui interrompt soudain la voix implacable, casse l’imprécation du début ; la prose sèche et précise contre l’état moyen de l’homme moderne, la guerre menée contre la société marchande et ses figures détestées cède la place à une douceur étrange. Peu à peu, le spectateur est confronté à une subversion plus terrible encore, où Debord atteint les sommets d’un art de la guerre mélancolique, déposant les armes et laissant l’ennemi -nous- contempler sa propre chute. On ne nous tend plus guère aujourd’hui de miroir si cruel. On peut en jouir comme d’une catharsis. On peut aussi décider de le briser. Pour plus de malheurs encore ?