Comment en arrive-t-on à cette homogénéité du jeu qui fait que tous vos acteurs jouent « à la Desplechin » et finissent par devenir des acteurs pour vous ?
C’est tout le travail de préparation. On travaillait là encore sur des textes de Bird ou d’un autre film que j’aime beaucoup, All the real girls (David Gordon Green) avec cette actrice qui est une beauté fatale et qui déchire tout, Zooey Deschanel. Elle a aussi un groupe de rock qui est pas mal du tout d’ailleurs. Donc c’est en travaillant. Après, le texte est écrit de telle sorte qu’il ne peut qu’être joué comme ça. Mathieu Amalric a vu le film et m’a dit qu’on reconnaît que c’est le même Dédalus parce qu’il parle de la même façon. Je n’ai pourtant jamais demandé à Quentin de regarder le travail de Mathieu et je ne sais pas s’il l’a fait…Enfin il m’a vaguement signifié un jour qu’il avait vu le film et on était embarrassés car je ne voulais surtout pas avoir son avis. Ce Paul Dédalus a, de toutes façons, une façon singulière de parler, comme Esther. J’ai le sentiment que Mathieu, Quentin et moi, chacun à notre façon, on se partageait l’élocution de Paul Dédalus.
Je me souviens d’une réflexion d’Amalric qui disait qu’un acteur ne faisait qu’imiter son réalisateur, ce que Quentin Dolmaire dit aussi dans le dossier de presse. Donc Paul Dédalus, ça part de vous ?
Sauf que ça fait longtemps que j’imite Mathieu, notamment avec les filles. Comme lui m’imite aussi, on ne sait plus bien lequel des deux imite l’autre.
En même temps physiquement, votre acteur ressemble davantage à Emmanuel Salinger qu’à Mathieu Amalric, c’est un peu pervers de votre part…
Il y avait dans le dossier de presse une phrase qui a été coupée, Quentin Dolmaire disait « visiblement il cherchait dans l’annonce de casting quelqu’un qui ne soit pas blond aux yeux bleus et ça ira ». On a vraiment vu beaucoup de jeunes gens, je savais très vite que Quentin serait dans le film mais je ne sais pas pour quel rôle, il avait un truc à la Charles Denner tellement hors du temps et inclassable.
Vous faites un film qui est sous-titré « Nos Arcadies » peu après Eden de Mia Hansen-Love…
C’est pas mal Eden…
Les deux films ne se ressemblent pas alors qu’ils « filment la jeunesse », Hansen-Love semble fascinée par la restitution de l’époque au détriment de ses personnages. Comment fait-on pour ne pas tomber dans le fétichisme nostalgique pour une époque ?
C’est tout bête : ce sont les personnages qui m’intéressent le plus. Dès l’écriture, ils m’intéressent plus que l’intrigue. J’aime bien les films à intrigue, les films de genre mais je sais que c’est la vérité du personnage qui va m’aider à trancher dans l’intrigue, à enlever tel pan pour mettre le héros en valeur. Ensuite quand l’acteur arrive je vais tout sacrifier pour lui, pour qu’il soit un peu mieux à la douzième prise. Je ferai n’importe quoi pour qu’il soit mieux : pas beaucoup mieux, juste un peu. Et donc je vais progressivement enlever des choses pour que la scène vous arrive de façon un petit peu plus violente, dérangeante ou étrange.
Dans Comment je me suis disputé le petit Dédalus écrit déjà une sorte de fiction sur sa famille, « une histoire à la Stevenson », « un récit vengeur qui tordrait le coup à la vraie vie »…Ce récit, c’est Trois souvenirs ?
Oui à bien des égards… Ma mère est encore en vie, elle ne s’est pas du tout suicidée, je n’ai jamais foutu les pieds en RDA et je n’ai jamais fait d’ethnologie. Donc c’est vraiment un récit vengeur, un mensonge romanesque oui.
Avec l’idée d’un moi fictif, donc idéal : il n’y a plus qu’une grande maison remplie d’adolescents.
Oui les adultes ont la part maigre…
Il y a presque une haine des adultes…
Oui, le film est porté par une haine des parents, une haine de l’idée de famille et d’adulte en général. L’adulte est juste tenu pour rien. Dans l’épilogue, Dédalus adulte à un côté héroïque qui m’émeut beaucoup, un héroïsme très meurtri et effrayant de solitude. Et la voix off nous dit qu’il est très heureux et qu’il habite à Paris et on se dit « mais putain qu’est-ce qu’il est seul ! », mais dans cette solitude il y a beaucoup de sérénité, c’est vraiment de toute beauté ce que fait Mathieu.
La famille, vous avez dû l’endurer dans beaucoup de vos films, et on se rend compte avec Trois souvenirs qu’elle était un obstacle à la fiction.
Oui, on a besoin de s’en débarrasser, quand il y a la famille la fiction fonctionne moins.
C’est quelque chose qui vous rapproche de Wes Anderson, pas tant la haine de la famille que celle des adultes qui sont toujours décevants
Oui et justement Moonrise Kingdom faisait partie des films du corpus, c’est un film vraiment merveilleux et qui pour le coup est une vraie Arcadie. Il a été d’une grande aide pour moi. Je n’y avais pas pensé et dans les moments où on se demande « qu’est-ce que je vais faire après ? » c’est vraiment la vision de Moonrise Kingdom qui m’a débloqué, en me disant que j’allais évidemment le faire à ma façon.
Le fragment en Russie donne le sentiment d’être un quasi court-métrage à l’intérieur du film qui n’affecte pas vraiment les deux autres parties
Pour moi ça venait doubler le thème de l’exil : est-ce que je suis vrai ou non ? C’est le fait que ce petit garçon va habiter chez sa grand-tante dont la compagne russe lui enseigne des rudiments de sa langue. Et dans la deuxième partie il va en Russie…après ça il voit la chute du mur de Berlin et il se dit qu’il n’est pas si heureux que ça, que c’est la fin de son enfance. Puis il se dit « je m’en fous de tout ça, la Russie », alors il veut partir au Bénin et en fait il se retrouve au Tadjikistan. Enfin il y a une espèce de chanson russe qui revient tout le temps dans le film, elle véhicule une nostalgie russe, une nostalgie pour une Europe qu’il ne connaît pas, de l’autre côté du mur, et qui le reconduit tout le temps vers ce territoire, comme une autre Arcadie, une Arcadie plus maléfique, plus sombre. Donc pour moi il y avait un motif qui venait doubler le motif de l’exil.
Dédalus se débarrasse de ses parents mais il se trouve une mère de substitution en la personne de l’anthropologue
C’est le parent qu’il s’est choisi pour réparer cette haine de la mère : là il peut réparer quelque chose mais il la perd. Là il peut être triste même s’il passe son temps à dire qu’il n’est pas triste. Il y a ce moment bizarre où il dit à une fille « je suis orphelin de mère mais je m’en fous ». Mais non tu t’en fous pas, ça fait douze fois que tu le dis ! Là quelque chose se répare et qui est nécessairement en dehors de sa famille. L’anthropologie n’est par ailleurs pas une vocation, il va vers l’anthropologie pour retrouver une image.
C’était important qu’il soit dans le cabinet de cette anthropologue et non pas intégré à ses cours ? Il fallait que ce soit un cancre…
C’est une grosse différence avec le Dédalus de Comment je me suis disputé… : il n’est pas bon à l’école.
A cause du grec ancien, qui est très important dans le film et qui est une sorte de langage codé qu’il ne décrypte pas
Oui, c’est une sorte de fascination pour la matière de la lettre qui revient souvent. Quand Dédalus est à la synagogue et qu’il voit Marc qui lit le livre de prières, il voit les prières en hébreu, les caractères indéchiffrables pour lui. J ‘ai filmé toute cette scène en plan large…(il réfléchit) Je n’ai pas filmé d’insert sur le livre mais maintenant que je vous parle, je me dis que j’aurais dû. Il se retrouve devant des caractères cyrilliques, hébreux, grecs, et il n’arrive pas à les déchiffrer. L’attitude de Paul devant des textes qu’il ne peut pas déchiffrer alors que par ailleurs il aime écrire, est une idée qui me plaisait.