Les chameaux, c’est bien connu, sont capables de traverser le désert en restant des jours entiers sans boire, parce qu’ils se constituent une importante réserve d’eau dans leur bosse. Pour Valeria Bruni-Tedeschi, cette bosse aquatique serait le jeune cinéma français des années 90, auquel elle a prêté son visage pâle, son jeu tout en transparence accrocheuse. Le désert, ce serait un premier film, particulièrement aride, puisqu’il s’agirait de se raconter, dessiner un autoportrait doublé d’un portrait de famille, de génération. Dès lors, forcément, il est plus facile pour un chameau de parcourir ce désert-là ; avec sa bosse pleine d’eau, il est plus à l’aise, il défriche le parcours d’un pas léger. Cela donne, ici : souplesse de la mise en scène dans un paysage ultra balisé (la comédie dépressive de trentenaires parisiens), facilité déconcertante des corps à s’imposer, à papillonner entre le burlesque clean, la déconfiture existentielle, les courants d’air sentimentaux.
Mais il ne s’agit pas seulement de ce chameau-là. « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’accéder au royaume de Dieu », dit la Bible. Justement, Valeria Bruni-Tedeschi, alias Federica, est riche, très, trop. Sa famille, des industriels italiens fortunés, s’est installée en France pour fuir les Brigades Rouges, friandes de rapts d’enfants de patrons. Une famille de névrosés où Federica, plus que les autres, se sent coupable de tout : de cet héritage monstrueux dont elle ne sait quoi faire, de ses relations avec un fiancé issu du peuple qui voudrait une famille, de son inconséquence parfois, des rapports douloureux avec une mère et une sœur hystériques, etc. Le père agonise, un ancien amant est de retour, Federica tente d’écrire des pièces de théâtre…
Le film commence par faire peur : Valeria Bruni-Tedeschi marche dans la rue Renoir puis hurle, avec Jean-Hugues Anglade, L’Internationale à bord d’une jaguar. Mais peu à peu il trouve ses marques, circonscrit un territoire précis sans être autarcique, s’écarte, bifurque, puis revient aux origines comme une balade estivale, sans but réel, sinon le plaisir du détour. Il ne s’agit pas d’autre chose que la mise en scène d’une proposition simple : comment trouver une place confortable dans la ville, dans la vie, dans la famille, avec suffisamment d’espace pour jouer des coudes, quand tout nous pousse vers une marge irrespirable ? C’est simple, et ni l’exhibitionnisme complaisant, ni l’introspection tourmentée n’y répondent, seulement une attitude de cinéma joliment aérée par des acteurs brillants -Jean-Hugues Anglade, Lambert Wilson et surtout Chiara Mastroianni, magnifique, sorte de caisse de résonance dans l’orchestre jamais accordé de cette famille à réinventer- et une cinéaste néophyte qui nous invite à profiter de la grâce timide et de la belle mobilité de son film. Il n’y a pas de raison de lui refuser.