Avec ses trois heures de plans-séquences en noir et blanc, cet opus magnum d’Alexeï Guerman aura de quoi décourager les plus braves — de même que les estomacs les plus fragiles. Adapté d’un roman SF du tandem Strougatski (Stalker), Il est difficile d’être un dieu colle aux éperons de Don Rumata, un paladin dépressif discourant seul au milieu d’un capharnaüm de fange et de trognes biscornues. L’histoire prend place sur une planète éloignée, embourbée dans un Moyen-Âge éternel où les intellectuels sont noyés dans les latrines et où il pleut sans discontinuer.
À l’image de cette temporalité figée, le film paraît lui aussi refuser d’aller de l’avant, tourne en rond au fil de longs plans qui pataugent à travers un open world boueux. Évidemment, la mise en scène toute en rugosité soviétique (et indéniablement impressionnante) n’aide pas trop à respirer, et prend même un malin plaisir à saturer un univers déjà chargé comme une bourrique : tout le monde cohabite dans une promiscuité suintante et asphyxiante, et Guerman chorégraphie avec une monotonie hypnotique ce carnaval macabre, emberlificotant son héros dans une farandole de particules et de protubérances anecdotiques. Le paradoxe ultime étant que ce ressac poisseux confère à cet oeuvre posthume une sensation de vie étourdissante, comme si le film dégueulait son trop plein pour se nourrir ensuite de sa propre décomposition. Cauchemar gastrique à ciel ouvert, Il est difficile d’être un dieu privilégie le diagnostique à la thérapie, agrémentant ses tissus cancéreux pour donner naissance à une grande tumeur gargantuesque, au point de se rêver en pure farce nécrotique sur la survivance du mal.
C’est que malgré un récit totalement incompréhensible, il suffit de se décrasser un peu les yeux et les oreilles pour capter le message, clair comme de l’eau de roche : l’obscurantisme est un enfer inextricable, plus jamais l’horreur du totalitarisme, etc… Si l’illustration ne manquera pas de convaincre les sceptiques, on se demande trop souvent si l’exubérance démesurée du métrage ne bute pas contre la raideur des intentions : difficile pour le spectateur de faire évoluer son regard sur un objet qui, à force de buriner le même énoncé, tend à le rendre illisible, au risque de restreindre complètement sa lecture. À cet égard, on ne s’étonnera pas d’apprendre que Guerman rongeait son frein à cause de ce projet depuis plus de quarante ans : l’oeuvre testament ressemble à un fruit putréfié qu’on aurait oublié de décrocher de son arbre et cuisiné après coup en ragout para-tarkovskien (la grâce étant délibérément la grande absente de ce film sur la déshérence du divin). Reste une expérience de cinéma proprement hallucinante, procurant la sensation, au mieux, d’avoir été télescopé au coeur d’un tableau de Brueghel ; au pire, d’avoir barboté dans la gadoue avec les pensionnaires d’un asile de fou.