Publiée entre 2008 et 2010, la trilogie Hunger Games de Suzanne Collins a remis au goût du jour la vieille critique d’une politique qui, flattant le peuple dans le geste même qui l’abrutit, n’aurait à lui offrir que du pain et des jeux. Des Etats-Unis, ne restent dans ce récit dystopique que treize districts, tous placés sous la coupe d’un gouvernement central tyrannique siégeant à Panem – nom qui explicite, si nécessaire, la référence généralisée au « panem et circenses » latin. Pour garantir la paix sociale, un grand « jeu de la faim » est organisé annuellement, où des représentants de chaque district s’affrontent en un combat à mort. L’arène antique est devenu un plateau de télévision, c’est-à-dire, à l’heure de la télé-réalité, le monde même. Avec autant d’opportunisme que d’innocence, Hollywood n’a pas tardé à s’emparer de cette critique du spectacle de masse, et ce n’est pas sans ironie que l’on retrouve les arguments principaux de la charge jadis livrée par un cinéaste aussi critique que Kinji Fukasaku (Battle Royale I et II), dans des films fabriqués par des tâcherons guère subversifs (Gary Ross pour le premier, Francis Lawrence pour la suite).
Sans être vraiment passionnant, le diptyque inaugural avait au moins pour lui l’avantage cosmétique d’une certaine variété dans les décors. Les districts offraient des intérieurs rustiques frappés d’une lumière rasante. Les plateaux télé brulaient les rétines à force d’écrans géants saturés. La Capitale étirait sans fin des non-lieux ponctués d’un mobilier aux couleurs acides assorties aux tenues flamboyantes des habitants. L’action aussi se déployait, dans une verdure bienvenue, avec un peu plus d’énergie et de diversité. Recentré sur le quartier général souterrain de la rébellion, ce nouvel opus passe d’une hideur éclatante à une hideur terne, où l’emportent le gris et le marron. Comme un symbole de ce passage, le personnage d’Effie Trinket se voit dépouillé de ses exubérantes robes roses comme de son maquillage. Mais le problème principal vient évidemment de ce que, soucieuse de tirer profit jusqu’au bout de la franchise, la production ait décidé de scinder le temps de la révolte en deux. Autant dire qu’il ne se passe pas grand-chose ici, le délayage relevant même d’une évidente stratégie de frustration du spectateur, lorsqu’au moment de l’attaque, les rebelles ne trouvent pas de meilleure stratégie que de rester cachés en ne réagissant pas. Maintenue hors-champ, l’action ne se manifeste qu’une fois achevée, par les ruines.
Nul comme spectacle hollywoodien, Hunger Games l’est davantage encore comme fable politique. C’est que la leçon de Métropolis, filtrée sans doute par Matrix Revolutions, y est une fois de plus ânonnée. Soit, dans ce qui se veut la critique d’un état fasciste, la figuration du peuple révolté comme masse alignée, n’existant que par la parole d’un chef (étonnant slogan, d’ailleurs, que ce « One people, one army, one voice » qui suscite l’approbation collective). La grammaire, élémentaire, alternant plongée et contre-plongée, isole les orateurs et rend indistincte la foule des « citoyens ». D’un côté, la tête, de l’autre, les mains. Partage platonicien s’il en est, qui fera toujours du peuple une bête aveugle prompte à suivre qui se prétendra son guide. Entre les deux se trouve la star, dans la fiction comme dans la réalité, Katniss-Jennifer Lawrence, coeur de ce grand corps social. Si cette impuissance n’est pas nouvelle, il vaut quand même de noter à quel point le blockbuster s’avère ici incapable de présenter une image du peuple qui ne soit pas exactement celle qu’il prétend dénoncer. Aucune différence, en réalité, entre la foule qui acclame les discours de la démocrate Alma Coin et la masse qui hurle aux jeux du tyran Coriolanus Snow.
La cause en est simple. Dans le cinéma américain de studio, la star est le vecteur de l’action et le support des affects. Le monde n’existe que par son corps – mieux, son visage. Il se donne à éprouver, dans sa beauté ou son horreur, à sa surface. Ainsi, lorsque Katniss-Lawrence visite un hôpital de fortune, comme Angelina Jolie irait saluer quelque village affamé d’Afrique, il n’est pas nécessaire d’avoir un contre-champ sur ceux qui, précisément, souffrent, vivent, meurent, auraient peut-être quelque chose à dire ou à montrer. Mieux que quiconque, la star exprime la vérité de la situation. Et c’est cette vérité-là qui jaillit lorsque Katniss, après avoir réfléchi la misère du monde, se prête au jeu de la contre-information. Au milieu des ruines, elle exhorte, face-caméra, à prendre les armes. La scène est intéressante pour deux raisons. L’industrie cinématographique la plus puissante au monde y apparaît comme privilégiant, à l’instar de n’importe quelle chaîne de télévision, la parole aux images. Et cette prise de parole a d’autant plus de valeur qu’elle offre tous les signes de la spontanéité, dans le grain de la voix comme de l’image – les « effets naturalistes » peuvent bien se retrouver jusqu’au cœur du cinéma de genre le plus industriel.
De ce point de vue, il n’est pas difficile de voir Hunger Games – c’est d’ailleurs son seul intérêt – comme un portrait de l’actrice Jennifer Lawrence, en tant qu’elle a inventé la star au naturel, dont l’aura est d’autant plus grande qu’elle semble proche, accessible, réellement sympa. C’est cela qui distingue fondamentalement les mises en scène grandiloquentes de Coriolanus Snow, mêlant références aux super-productions classiques hollywoodiennes et codes de la télévision contemporaine, des vidéo-tracts « basse résolution » d’Alma Coin. Dans l’une, Lawrence est grimée comme Elizabeth Taylor dans Cléopâtre. Son visage, vieilli par le fard qui accuse chacun de ses traits, est ainsi distingué de la plèbe. Dans l’autre, c’est au contraire son naturel, sa fraîcheur, qui sont explicitement mis en valeur. Telle est la star Lawrence : d’une singulière banalité, d’un naturel hors-du-commun. Ce visage porte tout le film : il est le moyen de la représentation du peuple ; il est aussi, dans la seule idée véritable du film, ce qui se défigure dans l’être aimé. Par écrans interposés, puis à la fin sur une vitre, les visages de Katniss et de Peeta se parasitent, se superposent, s’entrelacent, comme si l’image prenait chair. L’incapacité politique d’Hollywood à construire un champ ou un contrechamp du peuple trouve, dans la figure du couple, une forme de réalisation : un champ fait de deux visages, de deux images, accueillant l’altérité dans la distance même qui les sépare. C’est peu, mais c’est déjà quelque chose.