Hunger est-il aussi brillant que son délirant accueil cannois le laissait supposer ? Oui et non : le film de Steve McQueen (lire notre interview) brille à l’évidence par son intelligence et traite avec une implacable froideur un moment clé du conflit irlandais, le mouvement blankets and no wash, tragique grève de la faim qui entraîna la mort de dix prisonniers politiques – dont Bobby Sands, symbole de la résistance au gouvernement britannique – avant de changer le cours du conflit. McQueen suit les 66 jours de jeûne du prisonnier, de son entrée dans la prison de Maze à sa mort. Son travail de plasticien nourrit chaque plan (les murs souillés d’excréments qui virent à l’abstraction) et le processus, entre étude scientifique et work in progress sado-maso (le comédien Michael Fassbender fond à mesure que le récit progresse) n’est pas sans efficacité. Il y a là une sécheresse, un mouvement plein d’aplomb qui saisissent et donnent l’impression physique et viscérale de la décomposition et de l’évidement, une manière d’abstraire le corps de l’acteur au récit totalement sidérante. En quittant la mise en scène pour des horizons indistincts (le rêve final qui ramène à l’enfance de Sands, seule trace de fiction pour le film), l’acteur laisse le spectateur face à un vide dont McQueen joue avec une aisance impressionnante.
Le cinéaste est dans son royaume : celui du dispositif et de l’installation, dans une expérience in vivo qu’il serait injuste de ramener à de l’esbroufe arty. Mais puisque McQueen se révèle aussi excellent cinéaste naissant (l’art du cadrage parfait, l’évolution du premier tiers), on peut regretter que ce travail expérimental dévore bientôt tout le film. Le plan absolument insupportable de nettoyage d’un couloir vide (cinq bonnes minutes en plan fixe) fait songer au pire Haneke : c’est la limite de Hunger, un mix qui ne prend pas toujours et vire parfois à la pose ou au happening destroy, alors même qu’un autre film cannois, My magic d’Eric Khoo – voisin dans son travail live et cruel sur le corps d’un acteur – rassemblait d’un même geste étude clinique documentaire et fiction totale. Le mouvement de Hunger, qui consiste à épuiser toute trace de fiction (appelons bêtement ça du cinéma) pour laisser le spectateur face à une sorte de charpente ou de machine à créer terreur et dégoût, finit par se substituer à toute mise en scène. L’effet produit est d’une puissance peu commune, mais fige Hunger dans le moule finalement assez pataud du film-choc ou de l’œuvre coup-de-poing : la brillante démonstration de force plutôt que l’immense fiction politique qui résiste en son creux.