L’histoire du mutisme, qui traverse le cinéma moderne, a connu ces dernières années un revirement considérable. Les années 90 avaient consacré le film taiseux asiatique -c’était l’époque du film sur l’incommunicabilité-en-milieu-urbain. Be with me d’Eric Khoo, en inventant une ultime manière d’écrire le silence, a définitivement clos cette histoire, et en a condamné les auteurs phares (Tsai Ming-liang, Hou Hsiao-hsien) à une certaine déperdition anachronique. Dans la foulée d’Apichatpong Weerasethakul et de Gus Van Sant, les années 2000 se sont résolument détournées de la ville, et trouvé en milieu naturel la nouvelle formule d’un archaïsme planant et recueilli. Une certaine méfiance vigilante reste toutefois toujours de mise devant le genre taiseux, trop souvent prétexte à une effusion poético-toc.
Arrivant d’Espagne, dont le cinéma est en perpétuelle crise d’identité et demeure terriblement pauvre, et plus précisément d’une Catalogne qui se gargarise trop facilement de ses poulains (cf. Marc Recha et son pathétique Jours d’août), Honor de cavalleria était découvert à Cannes en 2006 à la Quinzaine des Réalisateurs. Le programme du premier long métrage d’un moustachu venu de la littérature pourrait faire froid dans le dos à tous ceux qui, comme nous, se méfient du cinéma d’artistes, et des auteurs-dealers qui rétribuent la patience de leur public par des effets d’art. Il n’empêche, on en sort ébloui.
Alors qu’en 2005 l’Espagne fêtait solennellement le 400e anniversaire de la publication du premier roman moderne, Albert Serra s’est mis en tête d’adapter le Quichotte non en suivant l’hidalgo dans ses aventures, mais en filmant, littéralement, entre les lignes. Sancho et Quichotte avancent dans la campagne, se reposent, se baignent, cueillent des herbes médicinales, tressent des couronnes de laurier, regardent le ciel et les arbres, s’évanouissent dans la nuit naissante. Mais à d’autres moments l’ingénieux hidalgo apostrophe les scélérats qu’il combat dans son hallucination, et termine dans une cage son épopée, comme l’avait écrit Cervantès. Quichotte interpelle Dieu, lève les bras au ciel, devise. Sancho écoute, et vers la fin, les deux compères tombent d’accord : « on a vécu beaucoup d’aventures ». Tourné en DV, dans des conditions minimales et avec des non professionnels, le film ravit. Outre la quête très contemporaine, et aventureuse, d’un emboîtement entre le minuscule et le gigantesque, il enchante simplement par son acuité sensible, cette manière de faire ressentir physiquement un soir qui tombe en temps réel, la fraîcheur d’une eau vive, la senteur du laurier, la lune orangée qui s’élève par-dessus les arbres. Honor de cavalleria, c’est un peu la balade de Quichotte et Sancho à l’intérieur du livre, dans une forêt imaginaire où les plaines seraient des marges, où les forêts seraient des caractères, et les rivières des lignes d’écriture. Double paysage : la colline qui s’annonce au loin est peut-être un nouveau chapitre, Honor de cavalleria peut-être un songe de Cervantès.
Honor de cavalleria est un tout petit film, auquel le CNC vient de refuser l’aide à la distribution, on ne sait trop pourquoi, peut-être parce que l’enthousiasme qu’il a suscité ici et là a suggéré à certains qu’il n’avait pas besoin d’une aide minimale. Il est donc sanctionné, et condamné à sortir sur une minuscule combinaison de copies et sans guère de moyens de promotion. Raison de plus pour ne pas le manquer.