Chronic’art : Dans vos précédents films, les lieux de tournage étaient variés. On partait pour la province, la campagne, les parcs naturels, etc. Conte de cinéma est davantage centré sur Séoul, qui est appréhendée d’une façon documentaire, très épurée, en toute simplicité. Par exemple avec l’usage du zoom : on sent peu de préparation, beaucoup de naturel dans votre regard sur la ville…
Hong Sang-soo : Séoul est la ville où je suis né, où j’ai vécu, et la plupart de ce qui habite ma mémoire a un rapport avec Séoul. Quand je choisis un lieu pour mon film, je préfère m’installer dans un lieu que je connais. Choisir un lieu inconnu, ça peut être intéressant, mais pour ma part je me sens touriste quand il s’agit de filmer un endroit nouveau. Il m’est arrivé de le faire quand même, pour Turning gate par exemple, mais j’essaie d’éviter. Tourner dans une ville où un lieu que je connais bien, c’est se garantir une certaine stabilité psychologique. Par ailleurs certains éléments du lieu peuvent me rappeler des souvenirs. Il y a une sorte de réaction chimique entre moi, ce que j’apporte sur place, et tout ce qu’il y a dans l’environnement. Après, sur la manière de filmer, je cherche toujours des choses très simples, j’essaie d’éliminer tout ce qui est éliminable, au tournage comme au montage. Je ne sais pas si dans ce film-là, la mise en scène est plus simple que les autres. Le zoom par exemple permet d’englober différents espaces en un minimum de temps. J’ai opté pour cette technique par simplicité, oui, et pour des raisons économiques.
Tout au long du film, il y a une petite intervention formelle hors de tout effet de mode : un zoom, suivi d’un recadrage rapide. Comment avez-vous pris cette décision, qui d’une certaine manière engage tout le film ?
Tout cela n’est pas vraiment réfléchi. Un jour je ressens un désir et plus tard, quand je me sens prêt, je le mets en œuvre. Je mets beaucoup de moi-même dans un film, et beaucoup de ce que j’y mets se base sur l’instinct, l’intuition. Il n’y a pas de calcul, rien n’est vraiment réfléchi de manière intellectuelle. Je n’ai pas d’objectif précis au départ. Un film, c’est comme l’image d’un verre qui se remplit petit à petit en moi, et un jour, quand ça déborde, je me sens prêt à filmer et je me lance. C’est entièrement spontané, comme si pendant des années j’utilisais un stylo jaune et puis un jour, comme ça, je passe au stylo rouge.
Le scénario est au contraire très travaillé, aussi précis qu’une horloge. Il y a un décalage avec le côté intuitif du filmage. Le scénario n’est pas du tout envisagé de la même façon que le tournage.
En général, au moment du traitement 60% du contenu est déjà prêt, ainsi que la structure globale et des points importants. Puis je rencontre les acteurs, je projette sur eux des idées. J’ajoute de la chair à l’os. En fonction de ce qu’il se passe avec les acteurs, il y a des changements dans la structure globale, le film évolue. Je n’ai pas d’exemple précis en tête, il arrive fréquemment que je change d’idée en fonction des acteurs. J’attends beaucoup d’eux en ce sens. Je conçois les personnages sur le papier, mais ces personnages ne sont pas vrais, ils manquent de vie. Un acteur est une personne réelle et je projette sur lui mes idées. Certaines fonctionnent, d’autres non.
Avez-vous fait un travail particulier avec l’actrice principale, qui a un rôle double, qui est présente dans les deux parties du film et assure le lien entre elles, entre la réalité et le cinéma ?
Je n’ai pas de méthode particulière, mais je tiens à ce que mes acteurs évoluent dans une ambiance particulière. Sauf exception je filme dans l’ordre chronologique du scénario. Pour Conte de cinéma, j’ai tourné la première partie et j’ai voulu que l’actrice soit guidée par des petits indices que je lui donnais, des éléments psychologiques ou matériels, des réponses que je lui offrais ou pas. Tout cela devant former une atmosphère, pour que son jeu soit le plus naturel possible. Je ne lui ai pas vraiment donné d’indications de jeu. Ensuite, quand la première partie a été mise en boîte, je lui ai dit de tout oublier, tout ce que j’avais mis en place, parce qu’on allait passer à autre chose. Elle se posait beaucoup de questions par rapport à la dualité de son personnage, mais je lui ai dit de ne pas y penser, de faire comme si elle allait tourner deux films distincts.
Quel statut a pour vous le film dans le film, dans Conte de cinéma ? On sait que vous aimez beaucoup Rohmer, et chez lui c’est souvent une image trompeuse qui suscite l’action des personnages. Est-ce qu’on peut tracer un parallèle ?
Oui. Le titre coréen du film associe le cinéma entendu comme lieu, comme le théâtre, et un mot qui peut signifier une histoire ou bien avant, devant. J’aimais cette polyphonie du titre, mais c’est intraduisible en français. Je suis d’accord à propos du parallèle avec Rohmer. La substance pure du réel, personne ne peut l’atteindre, on la perçoit à travers les images. Parfois certaines images nous trompent. Elles peuvent être nocives car elles rendent inutilement malheureux. Aller au cinéma, et voir mes films, peut-être, c’est apprendre à se défaire de ses illusions.
Depuis que vos films sont reconnus en Occident, est-ce que vos méthodes de travail ont changé ? Est-ce que votre statut a changé en Corée ?
Je ne sais pas si c’est parce que le temps a passé ou bien si c’est à cause du festival de Cannes, mais j’ai l’impression qu’à l’étranger on me connaît de plus en plus. En Corée, il y a des critiques qui m’ont toujours apprécié et qui me suivent depuis mes débuts. Et il y en a d’autres qui visiblement en ont assez de moi et qui s’intéressent à d’autres réalisateurs. Mes films n’ont jamais rapporté beaucoup d’argent, et le public qui s’intéresse à un cinéma plus confidentiel est de moins en moins nombreux. Aussi mes films ne sont pas rentables, et cela devient un gros problème pour continuer à travailler. Surtout que je tourne en 35mm.
Par rapport à cette question de rentabilité, seriez-vous prêt à tourner en numérique ?
J’ai une attitude ambiguë par rapport à cette question. Je n’ai pas envie d’être obligé de passer au numérique, parce que j’aime beaucoup le 35mm et j’espère continuer à l’utiliser, même s’il faut pour cela réduire les coûts de production. En même temps, ça m’intéresserait beaucoup de savoir ce que donneraient mes histoires tournées en numérique. Mais pour l’instant, je n’envisage pas de changer de format.
Propos recueillis par Philippe Tessé
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