Lorsqu’un groupe voulait enregistrer proprement son travail au début des années 80, le processus était entendu : producteur, studio, enregistrement. Dollars. Limité par ces contraintes d’espace, de temps et d’argent, le processus d’enregistrement ne s’opérait alors bien souvent qu’à travers des formes de cooptation : soit un producteur vous prend sous son aile, soit une maison de disque vous signe. Ce qui revient au même et limite dans le même temps considérablement l’entrée des studios. A cela, on ajoutera qu’avant la synthèse sonore à destination du grand public, il fallait, de toutes façons, savoir jouer de la guitare ou du piano, ce qui n’était pas (et n’est toujours pas) l’apanage de la planète entière.
Chahutant ces normes, les progrès de la micro-électronique puis de l’informatique au cours des années 80 ont radicalement changé la donne. La véritable révolution du home-studio se trouve là, dans un double processus qui a permis à de nombreux musiciens d’acquérir un matériel d’enregistrement fiable et bon marché et donné dans le même temps les moyens à des gens n’ayant aucune formation musicale de se frotter à la composition, à la production, à la musique. Si la musique a de tout temps entretenu un rapport évident avec la technique et la technologie, ce home-studio est au cœur de la problématique. Décoinçant radicalement la création musicale dans les années 80, il est devenu une des clés de la musique actuelle, chahutant le fonctionnement de l’industrie du disque, la manière de penser la musique, de l’apprendre et de la faire. Et a de fait contribué à l’émergence de styles musicaux intrinsèquement liés à cette pratique comme le rap ou la techno, musiques de producteurs par excellence qui ne pouvaient naître que dans ces lieux. Dans les années 80, par exemple, la mise sur le marché par la firme Akaï des premiers samplers bon marché, S650 puis S900, ont ainsi permis l’apparition du rap et démultiplié sa production. Le producteur new yorkais Prince Paul (De La Soul, Gravediggaz…), observateur attentif et maître du sampler observe au sujet de cet orchestre miniature et automatique: « le rap n’en pouvait plus des platines, ça devenait limité. Le sampler nous a permis de tout faire automatiquement et donc de s’occuper d’autres choses. Alors, on s’est- mis à rajouter d’autres machines, des éléments, des micros. Et petit à petit tu te retrouves comme dans un mini-studio sauf que c’est dans ta chambre. Alors, tu comprends que tu peux sortir un disque ».
Jérôme Thomas aka Vgtah, fondateur du studio Folimer est allé prendre le pouls de ces home-studistes, de ces dingues qui vivent enfermés dans des chambres avec des électrodes plantées dans la cervelle. Sillonnant ce pays souterrain qui fédère aujourd’hui tous les styles, de l’electro au rap en passant par le rock, ce documentaire démêle en un peu plus d’une heure le sens de cette évolution fondamentale. Car une large part de la musique consommée aujourd’hui est enregistrée dans ces lieux, depuis les disques d’Aphex Twin jusqu’à ceux de Despo Rutti. C’est dans ces lieux qu’elle pensée, dans les studios de Hal, Dee Nasty, des Micranauts, de Dj Mehdi, Doctor L, La Caution, Dj Ride ou du bordelais Steady que visite le réalisateur.
Le home-studio brise frontalement les règles classiques de la musique. La temporalité n’y est pas la même et l’erreur n’y a pas la même valeur, l’apprentissage y est la plupart du temps empirique et l’expérience y est reine. Car le home-studio se confond précisément avec le home tout-court. On se sait jamais très bien si c’est une pièce de musique, une chambre, un fumoir ou un laboratoire. Taillé et organisé aux dimensions du musicien qui s’en sert, son équipement est aléatoire et se monte souvent de manière hasardeuse, au fil des occasions, des brocantes et des coups de sang. Congés sans solde pour Dee Nasty, emprunt à la banque pour Imhotep, deal de mixtapes pour Dj Junkaz Lou. De fait, Jérôme Thomas ne se contente pas du domaine froid de la technique mais aborde la côté personnel et personnalisé du home-studio, ce côté « lieu de vie », musique quotidienne, musique de chambre, cocon confortable. De la même manière, un côté « vécu » vient traverser sa problématique, comme l ‘épineuse question du bruit, paramètre aléatoire qui s’impose parfois avec force sur la gueule des home-studistes. Ceux qui l’ont vécu le savent et quiconque a déjà branché une ampli dans sa chambre l’a vécu.
Si l’on passe ici un peu rapidement sur certains équipements comme les outils de synthèse granulaire qui ont considérablement boosté des courants comme la jungle et les musiques électroniques, Home Studio reste un bon éclairage sur le sujet, une solide mise en abîme qui, au fil des interviews, prend de la hauteur. Comme un va-et-vient entre l’aspect purement technique, lorsque Hal, producteur du duo de rap Chiens de Paille explique la fonctionnement de la SP-1200, et une réflexion sur le sens de cette « révolution home-studio ». C’est à dire entre la manière dont le studio fonctionne et ce qu’il implique dans le petit monde musique, à savoir la démocratisation du son, la multiplication de la production disponible, l’entrée dans la danse des indépendants, la libération de la créativité mais aussi et surtout la désacralisation de la musique. Tout comme on peut s’acheter des crayons et des feuilles sans prétendre être un génie du dessin, on peut enregistrer ses titres sans prétendre être Robert Fripp, comme le note en substance et avec pertinence 20Syl, producteur et rappeur du groupe français Hocus. Car il n’est pas sûr que l’outil permette aux imposteurs de s’imposer, comme arguent régulièrement les adversaires de l’informatique musicale. Le home studio ne fait pas illusion, pas plus qu’il ne masque la nullité crasse de certains. Il nécessite du temps et du l’assiduité. Du travail, en somme.