“C’est moi, Judas. Tu es prêt ?”, lance, en préambule, l’apôtre chafouin à un Jésus exténué, au moment de l’arracher à l’obscurité d’une grotte où s’achève, dans une agonie solitaire, quarante jours de jeûne. Beaucoup de choses, déjà, dans cette superbe séquence inaugurale. Mais surtout, un premier étonnement : celui de voir Judas parachever le calvaire de son maître pour, du fond de cet utérus posé au pinacle d’une montagne, accoucher presque littéralement du Christ, en maïeuticien accouchant d’un esprit saint. Histoire de Judas commence ainsi exactement comme Les Chants de Mandrin : grimé en costume d’époque, Rabah Ameur-Zaïmeche débarque de nulle part et ramène un agonisant à la vie.
Ici, donc, commence le retour de Jésus parmi le monde des hommes. Et Judas fait bien de prévenir son maître, de même que RAZ son spectateur. C’est que, par une heureuse licence poétique, Judas ne sera ni traître ni lâche, et ne se suicidera pas par pénitence. Douce infidélité, qui n’a pas grand chose de la provocation mais ouvre une béance à même de chambouler le storytelling évangélique officiel — celui qui veut qu’au héros il y ait forcément son envers, qu’au dos du bien se trouve toujours le mal. “Tu es prêt ?” tient ainsi davantage de la mise en garde que de l’interrogation, comme si RAZ avertissait Jésus de la lumière nouvelle, indécise, à la fois crue et douce à laquelle il allait être éclairé.
En mettant pareil désordre dans la Passion du Christ, en chamboulant délibérément l’organigramme des Saintes Écritures, Histoire de Judas cherche moins à proposer sa vision du mythe qu’à en éprouver la signification, comme on testerait la solidité d’un édifice en éclatant son mur porteur. Sortir de l’inertie un héros (Mandrin), un cliché (la racaille), une abstraction (le musulman, l’immigré), pour les ramener à l’état de matière vivante : on retrouve là, intact et plus que jamais fonctionnel le credo tranquille qui, depuis quinze ans et quatre films, trame une ambition fictionnelle inversement proportionnelle à la modestie des moyens engagés. Soit : faire d’un film une aventure de situations en liberté, où le scénario se réduit à un canevas à géométrie variable sur lequel le tournage viendra frapper des instantanés de vie, de gestes, de sensations, d’humeurs. À ce titre, on ne s’étonnera pas de voir RAZ faire de la destruction des évangiles originels la mission principale de son personnage. L’entreprise de Judas, au fond, ne vient qu’illustrer la manière dont le cinéaste aborde son cinéma et ses sujets — comme des hypothèses ouvertes, suspensives, lesquelles doivent avant tout se cristalliser par l’expérience et les impondérables.
Des évangiles, Histoire de Judas tire dès lors un récit sans trop de causalité, suite de blocs épars qui se passent le relais pour mieux multiplier les diagonales et les revirements. Là omettant délibérément des articulations essentielles (pas de trahison donc, mais aussi une crucifixion simplement suggérée), ici reprenant les textes canoniques à la virgule près, RAZ gravite autour de son monument, l’esquive, le fuit, y retourne et, c’était prévisible, fait tout pour ne pas emprunter les chemins que l’on attendait. Si la première intelligence contrebandière du film tient à sa manière d’essaimer des angles morts tout au long de sa trame, la seconde repose sur ce judicieux travail de décentrage. Le personnage de Jésus ne polarise ainsi jamais le film ; au contraire, chaque séquence semble préparer et anticiper son absence, aménageant des portes secrètes pour relier son destin à celui d’autres personnages : Judas évidemment, le disciple reconverti en bodyguard et impresario ; mais aussi Carabas, sidérant illuminé à la grosse tignasse et aux chicots pourris, sorte de punk céleste contestant au Christ son statut de messie, croisement entre le Carabas de Philon (un fou d’Alexandrie connu pour parodier l’aristocratie) et le Barabas des évangiles (le prisonnier dont la foule préfère la libération à celle de Jésus).
Jésus – Judas – Carabas forment ainsi une Trinité apocryphe et malléable, que RAZ promène à travers les montagnes arides de son Algérie natale comme les membres d’un groupe de rock séparé. Paré de son économie modeste, le film aurait pu souffrir le ridicule du péplum a minima, mais le réalisateur a toujours su reconvertir le vide en marge de manoeuvre et transbahute son spectacle itinérant au milieu des ruines, dans une suite de décors naturels à la puissance tellurique sidérante, où chaque bâtisse semble avant tout le prolongement de la pierre et de la montagne. Comme en témoigne la séquence des marchands du temple où les animaux sont libérés de leur cage, Histoire de Judas se conçoit ainsi comme une véritable entreprise de marronnage : dans un minimalisme au geste spontané mais aux contours nets, tout le mythe du Christ semble remis à l’état sauvage. Un éloge de la pagaille libertaire qui mène RAZ à conserver certains de ses péchés mignons, comme cette petite arrogance de fauteur de troubles ou ce penchant pour les aphorismes poético-révolutionnaires, lesquels continuent de conférer à sa posture un côté Bertrand Cantat lourdingue. Trop peu néanmoins pour venir perturber la sérénité à la fois indolente et rigoureuse de cette relecture des évangiles en permanent déséquilibre, idéalement éparpillée au fil de l’eau et au gré du vent, en quête d’une simplicité qui serait celle du premier émerveillement chrétien.