C’est en général un compliment plutôt couillon, que celui qui consiste à dire d’un cinéaste qu’il a « gardé son âme d’enfant ». Une exception s’impose pourtant au sujet de Spike Jonze, qui est peut-être le seul cinéaste en activité à faire en effet, pour le meilleur et pour le pire, des films à hauteur d’enfant – et non des films régressifs, contrairement à ceux à qui s’adresse en général ce piètre compliment. Le meilleur : ses clips, qui lui ont valu une renommée justifiée, et qui tirent leur efficacité de ce que le genre requiert, par nature, une inspiration enfantine. Le meilleur encore, avec son adaptation très réussie de Max et les maximonstres, qui reste en toute logique son meilleur film. Film d’enfant (plus que : pour enfants), mais le contraire d’un film niais, un film assez violent au contraire, connecté comme rarement à la violence des chagrins d’enfant. Où est le pire ? Ici et là, quand, se hissant sur la pointe des pieds, cette estimable candeur voudrait se pencher sur des angoisses de grandes personnes. Par exemple quand Dans la peau de John Malkovich, ayant épuisé les ressources ludiques de son pitch (glisser dans l’esprit d’un autre comme on dévale un toboggan, arpenter un demi-étage impraticable pour les adultes), patine sur le récit d’une déroute sentimentale. Ou quand Adaptation, chaussant encore des souliers trop grands, s’affronte sans conviction aux mystères de la création. Ou dans la moitié de Her, donc, film d’enfant et film d’adulte, et donc mi-réussi mi-raté, littéralement dédoublé. Côté pile : un beau film d’amour simplet, qui touche parfois juste et émeut bel et bien. Côté face : une mignardise générationnelle sonorisée au ukulélé, impuissante à susciter plus qu’une vague envie d’acheter des bougies parfumées.
Les deux films se rejoignent autour d’un pitch idéal pour l’époque : dans un futur proche mais indéterminé, un trentenaire sensible tombe amoureux du système d’exploitation de son ordinateur, qui s’appelle Samantha et représente la pointe de l’innovation en matière d’intelligence artificielle. À hauteur d’enfant, c’est l’histoire d’un grand dadais qui s’entiche de son amie imaginaire, et que menace un gros chagrin narcissique, contenu dans la révélation que l’amour qu’on lui porte n’est pas exclusif. C’est donc, à peu de choses près, le pitch de Max et les maximonstres qui se rejoue à l’envers – et Theodore, le trentenaire sensible, a tout d’un enfant, qui s’occupe entre fête foraine et jeux vidéo. Ce film-là est très réussi parce qu’il relève sans délai le pari qui était le sien : faire admettre la possibilité de sa romance incongrue, en se reposant entièrement sur les pouvoirs de l’imaginaire. C’est bien simple, on n’hésite pas une seconde à y croire. Au point que, ayant admis très vite la supériorité du fantasme (Samantha est tout à fait crédible en femme idéale), on ne peut que regretter que Jonze, par une compulsion somme toute prévisible, n’adhère pas jusqu’au bout à son hypothèse d’amour cérébral, presque entièrement vidé des sens, et s’oblige pour conclure à remettre un corps là où il ne semblait pourtant pas manquer. Reste que, triomphant dans la forme courte, celui-ci excelle à filmer le coup de foudre, comme le vertige de la séparation. En cela, il est aidé, bien sûr, par un casting parfait. Pour jouer l’enfant : l’acteur le plus enfantin qui soit, et le plus coutumier des chagrins narcissiques– Joaquin Phoenix, aussi bouleversant ici dans l’underplaying moustachu qu’il a pu l’être récemment dans des registres plus outrés. Pour jouer l’amie imaginaire : la voix rocailleuse de Scarlett Johansson, qui vaut tous les corps.
Mais entre ces états extrêmes que l’innocence de Jonze sait rendre à merveille, il a fallu loger des états plus vagues. Il a fallu quitter l’île magique de la croyance pour explorer les rives incertaines du quotidien (où mesurer l’effet durable du coup de foudre) et de la mélancolie (pour faire le portrait du trentenaire au cœur blessé par une récente séparation). Défi autrement plus complexe pour Jonze, qui ne trouve pas les bons outils dans sa besace, et se condamne à réaliser les plus mauvais clips de sa carrière. Ou plutôt : des pubs pour l’amour, des pubs pour la mélancolie. Theodore repense à son ex ? Le film programme un yearbook tout en lens flares, lumière matinale et jeux muets dans des draps froissés. Theodore est heureux, il a trouvé l’âme sœur ? On le balade dans le décor, qui se met à tourner comme un carrousel sous une pluie d’indie rock. Une question passionnante était pourtant posée à la mise en scène : comment filmer un boy meets girl dans lequel l’un des deux termes viendrait, visuellement, à manquer ? Ce manque, le film le constate mais ne s’y confronte pas, préférant meubler avec la musique et le décor. Côté décor, c’est d’ailleurs un vrai gâchis. Judicieux a priori parce qu’il donne une image convaincante d’un futur onctueux sponsorisé par Apple (idée géniale : la mégapole inventée par une simple suture, au montage, entre Los Angeles et Shanghai), il est en fait longé sans le moindre intérêt pour son étrangeté. C’est au final un pur fond d’écran, un décor fonctionnel et joli, sollicité à chaque fois qu’il faut combler le vide, tout comme on sollicite la musique, à la manière dont Theodore réclame à son smartphone une « melancholy song ». Mécanique parfaitement rodée, parfaitement creuse, qui substitue à la mise en scène autant qu’à l’amour la rigueur neutre d’un programme informatique.