Après l’hérésie géniale de Public Enemies (filmer en HD un élégant bal de gangsters à feutres mous), on s’attendait à ce que Michael Mann pousse un cran plus loin son goût de l’expérimentation. D’autant que le hacking paraissait le sujet idéal pour faire aboutir sa longue recherche dédiée à l’évanouissement du monde tangible, rongé en douce par la toute-puissance du réseau (criminel, politique ou médiatique). C’est sans doute là, en partie, que se loge le malentendu ayant valu à Mann de rater ses retrouvailles avec le public américain : Hacker se moque d’atteindre la pointe du contemporain. Il fait même presque un chemin inverse : alors que Public Enemies conjuguait le film noir au futur, Hacker semble vouloir retrouver dans un argument hypermoderne les vestiges de la série B classique.
Le choix de Chris Hemsworth, grande masse de nerfs lâchée dans un royaume technocratique comme un chien dans un jeu de quilles, affirme d’emblée cette nostalgie pour les archétypes kitsch du techno-thriller. Réchappé de chez Marvel, Hemsworth compose un nerd prométhéen, tiré de prison par le FBI pour coincer un cyberterroriste de haut vol. Que Mann s’invente un improbable hacker stéroïdé (selon des bruits de couloirs, Matthias Schoenaerts était son premier choix), dit bien que la peinture réaliste du hacking est le dernier de ses soucis. Difficile de le blâmer : pourquoi exiger encore, en 2015, de voir le présent s’incarner dans une figure du hacker virtuose canonisé comme archétype hollywoodien depuis déjà près de trente ans ? Plutôt que de rafraîchir les vieux modèles, Mann progresse pour une fois à reculons et s’offre un Edward Snowden au châssis d’Ostrogoth, qu’on dirait sorti de l’usine des grandes années Joel Silver.
Certes, un tel rétropédalage a son revers fâcheux. Hacker n’évite pas toujours les tartes à la crème du blockbuster géopolitique des années 2000 : l’adversaire ectoplasmique, la guerre binaire, le champ de bataille changé en no man’s land digital, visuellement abscons et surtout un peu moche. À cet égard, le prologue inquiète un peu, avec son exploration lancinante des tuyaux numériques, tout en circuits de cartes-mères et en lignes de fuite tranchantes comme des lames (la caméra s’y infiltre, serpentine, pour sonder les abîmes de l’Internet). D’autant que Mann oppose à la précision redoutable des canaux virtuels la mise en branle du monde physique : les manigances des pirates aboutissent à l’explosion d’une centrale nucléaire, expédiée par un montage grumeleux. Mais, bien vite, ses marottes personnelles éclipsent les représentations décaties. À nouveau, le héros se livre au déverrouillage d’un système incroyablement rôdé, grippe ses rouages et force ses portes blindées en vue d’atteindre un graal chimérique. Chimérique, parce qu’à l’instar des deux infiltrés de Miami Vice, le hacker joué par Hemsworth laisse en suspens la question de ses profondes motivations (après quelle forme de liberté court-il, au juste ?).Rompant tous les fils de l’empathie avec son pirate, Mann le laisse évoluer en roue libre, tel un robot fruste investi d’une mission obscure.
Mann se garde en somme de chambouler ses vieux motifs, mais le trajet d’Hemsworth se prête tout de même à quelques expériences inédites – et encore une fois, plus proches d’une ambition de série B que d’un quelconque manifeste formaliste. Entre les mailles du filet jeté sur Hemsworth et sa partenaire (une officière chinoise jouée par Wei Tang), une histoire d’amour pousse comme un bouquet d’herbes folles. Hacker bascule alors dans un drame romantique apatride, à mesure que les amants migrent de la Chine à Jakarta, unis par l’énergie qu’exige leur fuite discontinue. Si l’amourette sonne un peu faux (notre hacker demeure un bloc de volonté rigide, mal taillé pour les baisers de cinéma), Mann la filme avec une belle naïveté, assez rare chez lui – la scène de plage du Solitaire se désignait elle-même comme image d’Épinal, et les baises furieuses de Colin Farrell dans Miami Vice étaient bien plus mécaniques. Mann prend soin de déployer la romance malingre sur plusieurs espaces-temps enchevêtrés, et fait mouche à ce petit jeu des allers-retours erratiques, là où tout un pan du cinéma d’action récent se laisse piéger par ses rêves d’ubiquité.
Si Hacker trouve enfin son ampleur sur le terrain de l’action et du mouvement, c’est que Mann conçoit le champ de bataille matériel comme seul lieu possible d’une résolution finale. Tous les enjeux se démêleront au fil d’une suite de déflagrations somptueuses et de ruptures brusques (le maître filme au passage l’un de ses plus féroces gunfights), puis lors d’une bataille insensée au beau milieu d’une procession indonésienne, où les zéros et les uns cèdent la place à une forêt de silhouettes voilées. Alors que le blackhat se démène au coeur de l’arène, l’hypothèse apparait nette : pour renverser ce fameux système sévissant depuis Heat, capable de changer chaque horizon en mirage glacé, il suffisait peut-être à Michael Mann de renouer simplement avec le monde concret – et donc avec la force tellurique de Chris Hemsworth. Dommage que l’idée n’affleure qu’au terme d’un sage parcours de thriller, dont le classicisme ne reste pas moins, de la part d’un visionnaire comme Mann, une transgression en soi.