Blue Ruin, le coup d’essai de Jeremy Saunier, avait ouvert la voie à une double espérance. Celle, d’abord, d’un retour en grâce de la série B élégamment affutée, avec un récit de vengeance à la respiration régulière et aux accès de violence déconcertants. Celle, ensuite, de l’émergence d’un nouveau portraitiste de l’Americana, griffonnée dans sa version blafarde, en fin de cycle. La Virginie y était un territoire à sec, parcouru par un héros poissard aux reins trop fragiles pour mener la croisade punitive dans laquelle il s’était embarqué. Mais cette double promesse dessinait aussi une impasse : une sorte d’indolence frappant aussi bien le personnage que le film dans son entier, l’un et l’autre finissant par se cogner douloureusement contre leur abattement moral.
Même programme élémentaire pour Green Room : parti sur les routes avec sa petite insolence surjouée, un groupe de punk rockers fait halte dans une taverne nichée à l’orée d’une forêt de l’Oregon. Mauvaise pioche : ici, on est manifestement moins féru de révolte nihiliste que des bonnes vieilles valeurs du terroir, vantées si possible par des hymnes white power. Après avoir vomi sur scène leur haine poseuse, nos minets insurgés découvrent un macchabée encore chaud et se retrouvent dans la position de témoins gênants. Séquestrés dans les loges (la green room du titre) par les tauliers de l’établissement, les voilà sommés de troquer leurs oripeaux d’agitateurs pour ceux de warriors à l’affût d’une échappatoire.
Et Saulnier de troquer, lui, le road-movie pour un survival crado, cloîtré dans ces coulisses étroites en forme de labyrinthe Pacman, où des skinheads obtus remplaceraient les petits fantômes kawaï. C’est l’occasion d’épouser la fébrilité hagarde de ses souffre-douleurs (qu’il semble aimer d’amour, même s’ils manquent de saveur) mais aussi de prolonger l’entomologie tordue de Blue Ruin. Car Saulnier entend bien mettre à l’épreuve la verve frondeuse de ses gentils punks, et voir si leur anarchisme braillard leur permet de rester debout face aux autonomistes nazillons de l’Oregon — crânes d’oeuf, épaules carrées et rottweilers de combat. Manière de constater que le gène de la freedom (territorialisme et autodéfense musclée) s’est bel et bien perdu dans les utopies en bois de la nouvelle jeunesse américaine — incapable de faire front très longtemps, celle-ci appelle l’intervention de la police de tous ses voeux et doit bien s’avouer qu’elle « ne sait pas jouer à la vraie guerre”.
Mais à l’instar des Huit Salopards, Green Room se veut un peu plus qu’une corrida sanguinolente, qui s’amuserait à observer quelques castors juniors timorés gesticuler au coeur d’un jeu de massacres. En ordonnant le point de bascule du film autour de deux blessures, deux bras meurtris par l’échec d’une négociation (l’un disloqué par une clé articulaire ; l’autre mis en charpie par une nuée de cutters), Saunier cherche ainsi à éprouver les limites de son dispositif ricanant, pour maintenir par la suite un niveau d’inconfort ahurissant. À ce titre, rien d’innocent à ce que, de Blue Ruin à Green Room, l’auteur s’emploie à faire de la plaie, de la chair à vif, l’épreuve indispensable qui s’impose à ses protagonistes (mais aussi aux spectateurs). Davantage qu’une empreinte, c’est le contrat, signé à même la peau, que noue le personnage avec une barbarie immémorée, lui permettant ainsi de renouer avec ses prérogatives : hier, se venger ; aujourd’hui, survivre.
Porté par cette intense effusion de violence, qui s’ouvre comme une trappe pour engloutir tous ses personnages, Green Room s’accorde à moduler sa mise en scène au gré de la résistance de la chair, en déployant une approche ultra pragmatique des embuscades — où chaque balle est comptée, et où chaque coup marque sa victime. Saulnier ne fait pas que découper ses séquences, il les aiguise, comme on aiguise un riff imparable. Pas étonnant, donc, que la musique cède progressivement la place aux rixes salissantes puisque, comme dans les films de Rob Zombie, les ondes belliqueuses de l’underground redneck trouvent à se retranscrire idéalement dans l’énergie du gore.
Renouant avec la violence originelle du hardcore (punk ou heavy metal), Saulnier cherche à rendre aux guéguerres vaguement idéologiques leur nature concrète, organique. Mais les combattants des deux bords, eux, accusent durement le coup. Comme chez Tarantino, le survival en étuve finit ainsi par accoucher d’une fable pessimiste et expirante, comme épuisée par sa brutalité (le toutou de combat qui, au dernier plan, vient s’endormir près du cadavre de son maître). Jetant un pont vers son précédent film, Saulnier invite d’ailleurs Macon Blair, le vengeur empoté de Blue Ruin, à revenir promener sa gueule droopyesque entre les rafales. Porte-flingue falot de l’équipe boneheads, il incarne à nouveau l’essoufflement de l’ancestral langage du canon et de la poudre — « I want to go to jail », avouera-t-il dans un moment de faiblesse. De quoi renvoyer au drame de son personnage dans Blue Ruin, mais aussi à celui des kids de Green Room qui, arrachés à leur monde de reliques et de postures, finalement parvenus à dompter la violence brute, semblent eux-mêmes décontenancés par leur propre survie, et n’auront plus que leurs membres démantibulés pour se souvenir qu’ils ont, un jour, été des héros.