Deux astronautes dérivent dans l’espace après la destruction de leur navette par les débris d’un satellite russe. Incapables de communiquer avec la Nasa, ils recherchent un moyen de secours alors que s’épuisent dangereusement leurs réserves d’oxygène. Argument minimal pour le dernier film d’Alfonso Cuarón, mais à portance maximale : on sait d’ores et déjà que le film, sorti triomphalement aux Etats-Unis, embarquera sans accroc le grand public dans son survival spatial. La critique, elle, restée à terre avec ses grosses jumelles pour « sucer des chupa chups et danser la macarena » selon la dernière formule consacrée, crachote depuis des semaines ses mots d’amours que le distributeur s’empresse d’épingler sur ses affiches promotionnelles.
Il faut dire que le film est bien cet étourdissant spectacle qui laisse peu de place au commentaire. Ne reste qu’à convoquer doctement les références qu’il s’amuse à égrener ou bien verser complaisamment dans l’exégèse. « Gravity » est de ce point de vue incroyablement généreux pour les chasseurs de rébus à lunettes et poils longs : ses plans font clignoter en tout sens une trame symbolique censée ravir les amateurs de grimoire gnostique et autres codex à perlimpinpin, qui aiment tant tirer la langue sur Lost ou les films des Wachowski. Mais, en dehors d’un commentaire textuel offrant sa plus-value culturelle à ce pur objet de spectacle, que reste-t-il à dire sur ce film qui ne soit pas une longue paraphrase ? Simplement cela : que le film vaut comme symptôme de tout un pan du cinéma contemporain dont il opère la synthèse éblouissante.
A écouter l’insistance avec laquelle son réalisateur le qualifie d’ « immersif », il y a pourtant là comme un enjeu qui ne serait plus d’ordre esthétique mais simplement technique : voir Gravity, ce serait avant tout le vivre. Or ce procédé d’immersion a toujours été la grande affaire des cinéastes ingénieurs soucieux de réinventer l’expérience du spectateur en salles. James Cameron le premier, qui depuis une décennie, semble obsédé par l’idée de retrouver la source mythique de la machine cinéma. Ce nœud des origines est une croyance absolue dans le spectacle jusqu’au point où l’écran devient une scène vivante : le train qui surgit du fond du plan pour en dévorer toute la surface est celui qui vous brisera les os. Mais si cette machinerie immersive nécessite un ensemble de procédés technologiques (ici la 3D et le Dolby Atmos), elle entraine aussi une requalification du regard du spectateur. A la césure de la coupe, le cinéma numérique oppose ainsi une continuité séquentielle où le plan semble toujours naître des formes de celui qui le précède. A la pesanteur de la matière, il préfère la légèreté des corps et leur élévation. A la perspective centrale héritée du Quattrocento, il veut substituer le relief stéréoscopique. Certains plans, comme celui qui explorait tous les étages d’une maison dans le Panic Room de Fincher, en ont ainsi porté le programme. Mais jamais un film n’en avait réalisé la synthèse dans une forme narrative aussi simple. Gravity, à bien des égards, précipite un condensé de formes contemporaines, comme s’il accomplissait les promesses contenues dans des films allant de Speed Racer à Tintin, en passant par Avatar.
Cuarón avait déjà montré dans son précédent film Le Fils de l’homme à quel point le tumulte continu de la matière pouvait lui tenir lieu d’ambition esthétique. Mais il s’empare ici de toutes les tensions formelles mises en jeu par le cinéma numérique, en renversant son bain naturel. En situant son film dans l’espace, il remplace la matière par le vide, le poids des corps par leur flottement et les lignes de fuite par un espace sphérique. Renversement malin des habituels prémisses formels qui légitiment tous les emplois du numérique. Il n’y pas ici, comme souvent ailleurs, un film substitué à un autre, où l’image composite renouvelle avantageusement (car moins chère et plus malléable) une autre photographique. Mais ceci : un film qui n’existe que par et pour le numérique, et qui sait que le cinéma a remplacé la peinture comme machine à produire du regard. Jamais auparavant la 3D n’avait ainsi été justifiée : sans repères spatiaux, la perspective s’y efface enfin pour laisser place à la puissance du relief stéréscopique.
Le fond passionnant du film serait donc cette invention du regard, comme le signale d’ailleurs aux premiers instants du film Kowalski, le personnage joué par Georges Clooney. La vision, c’est à dire la vue sous le régime de la raison, y serait reprise selon des termes nouveaux. Sauf que le film ne se contente pas de réunir cet enjeu formel avec son articulation narrative en faisant de l’infini un huis clos, et de la fuite, un retour. Cuarón est aussi un cinéaste mexicain épris de métaphysique baroque, et qui agrémente son survival de colifichets symboliques. Ce pompiérisme mariachi qui appesantissait déjà son précédent film renoue toujours avec la même parabole mariale : la femme qui s’émancipe par un accouchement sans géniteur. Là-dessus, le cinéaste ne lésine pas sur les plans significatifs, les dialogues appuyés et la musique pour alourdir sa série B d’un mélodrame existentiel sur-signifié. C’est le côté mogul de ces cinéastes ingénieurs : il leur faut à un moment faire valoir leur qualité d’auteur isolé au sein du système hollywoodien qui les salarie. Et de ce point de vue, Cuarón n’a pas la main légère, lui qui fait traverser à son personnage féminin les puissances élémentaires de l’air, du feu et de l’eau pour lui donner la force d’une mythologie.
Il partage pourtant ici des préoccupations étroites avec d’autres cinéastes du numérique. Tous semblent obsédés à un moment de leur carrière par cette figure féminine qui s’accoucherait elle-même. D’Alien à Gravity, en passant par Titanic ou Panic Room, c’est comme si le film de femme issu du classicisme hollywoodien avait désormais versé dans ce cinéma des nouvelles images. Ces oeuvres, qu’elles soient travaillées par l’idée d’une procréation sans géniteur ou une fusion des genres comme c’était le cas dans Avatar, refusent significativement toute idée de dialectique. Que ce soit sur le plan narratif ou sur celui des formes, la coupe et l’opposition y sont presque des interdits fondateurs du genre. C’est que le cinéma numérique appelle un espace continu par ses possibilités même. Continuité séquentielle, fusion des plans, point de vue omniscient qui mêlent regards objectif et subjectif, in et out : c’est de s’accorder au regard numérique que naissent donc tous ces mondes rétifs à la césure de la procréation. Et c’est de leur avoir trouver une forme pleine, presque littérale au risque de l’excès pompier, que Gravity tire toute son efficacité.
A l’heure où le cinéma se cherche un avenir possible, entre la jouissance immersive du jeu vidéo et le codex infini des séries télé, il faut donc savoir gré à Alfonso Cuarón de relancer l’éternelle formule hollywoodienne : résoudre des questions théoriques contemporaines en 90 minutes de pure déflagration spectaculaire.