Ghost Dog, un tueur professionnel habillé comme un chanteur du Wu-Tang Clan, n’envisage sa vie qu’à travers les mots d’un ancien texte samouraï. Reclus dans une cabane, sur le toit d’un immeuble abandonné (au milieu d’un élevage de pigeons voyageurs), il étudie sa bible guerrière à longueur de journée. Quand vient la nuit, Ghost Dog se glisse comme une ombre dans la ville et tue de sang-froid, pour le compte de mafiosi italiens qui le contactent par pigeons interposés. Un jour, ses employeurs le trouvent trop gênant et décident de l’éliminer…
Faute de mieux, la critique française sacre Ghost Dog comme la perle rare de l’année. Il ne s’agit pourtant que d’un film totalement conceptuel (l’esprit du samouraï transposé dans un bon vieux ghetto new-yorkais), guidé par des velléités plastiques aseptisées. Qu’est-ce qui me permet d’affirmer ça ? Avant toute chose, la profonde vulgarité du personnage-pillier du film : surfait, inconsistant, cette farce vivante est presque une insulte à la culture japonaise. « Pour sûr, c’est du second degré », me direz-vous. Eh bien non. Un samouraï avec des Nike, ça interpelle vraiment Jim Jarmusch. Car si le contrepoint comique du film est assuré par la mafia, pour le coup véritablement tournée en ridicule (avec beaucoup moins d’élégance que dans Les Affranchis, mais passons…), le personnage de Ghost Dog est abordé avec un grand sérieux ; pire, avec respect. Jarmusch nous exhorte sincèrement à partager sa conception grossière et sophistiquée de la voie du sabre, en lui donnant tous les chatoiements de cette « sérénité intérieure japonaise » racoleuse qui fait tant fantasmer l’Occident. Ainsi, quand nous sont imposés de longs fondus enchaînés de Forest Whitaker s’entraînant au sabre en sweat à capuche, nul n’est censé rire. Pour ce faire, il faudrait, à cet instant, pouvoir regarder Ghost Dog avec une certaine distance, et c’est justement ce que Jarmusch nous refuse, préférant filmer la démonstration de son samouraï au ralenti et la mixer avec du rap tonitruant. Une spiritualité nippone américanisée, enrobée dans une esthétique publicitaire, voilà ce que nous propose le cinéaste, qui n’hésite pas à inscrire des extraits du Hakagure -le livre des samouraïs- en surimpression sur des plans de flingues, de voitures de sport, etc. On a comme le sentiment d’être dans un mauvais clip d’IAM, et d’assister à la rencontre entre Musashi et la culture MTV. Ajoutées à cela des scènes gorgées de bons sentiments tout droit sorties de Smoke : Ghost Dog, assassin solitaire au cœur tendre, se lie d’amitié avec une petite fille assise sur le même banc que lui ; son autre ami est un vendeur de glace jovial qui ne parle pas un mot d’anglais -Ghost Dog et lui conversent durant des heures sans se comprendre, tout en se comprenant, car le langage du cœur est universel, etc, etc.
On oublie bien vite que Forest Withaker est supposé jouer un assassin : le jour, Ghost Dog est doux comme Casimir ; la nuit, sa violence est magnifiée, lourdement esthétisée (par une certaine langueur filmique, par la musique), et, passez-moi l’expression, bêtement « asiatisée ». A tel point qu’il est très probable que si Tarantino se prenait d’affection pour les samouraïs (après avoir vu un film de Kurosawa, par exemple), il réaliserait, à deux ou trois seaux d’hémoglobine près, le même film que Jarmusch. Quelques bonnes idées de mise en scène, certains passages drôles ou intrigants, et le talent de Forest Whitaker ne suffisent pas à sauver Ghost Dog. Si Jarmusch est loin d’être un crétin, il se montre digne aujourd’hui de cette étiquette qui lui collait à la peau : celle de « cinéaste branché ».