Le cinéma de Patrice Chéreau, si tant est qu’il a existé un jour, n’en finit pas de prouver qu’il n’est qu’une sorte de faux-aquarium de salon bourgeois, surface sans profondeur où se mirer à peu de frais tout en feignant une plongée dans le gouffre de ténèbres qui sépare les êtres. Qu’il joue la virtuosité artificielle (Ceux qui m’aiment prendront le train), la branchitude chic (Intimité) ou le film en costumes comme ici, celui qui ne rêve que d’affects mis à nu dans la violence et le feu ne dépasse à aucun moment le conformisme artistique de certains nus académiques (Intimité en est l’archétype). Si Gabrielle est meilleur que les précédents films de l’auteur, c’est à sa façon d’assumer son statut de gros simulacre, de la reconstitution de l’ambiance salons fin XIXe à sa mise en relation d’un petit panel de personnages carapacés, servante ou maîtresse de maison, mari et femme, ami, amant, etc.
Adapté de Conrad, le film peut-être vu comme une antithèse dans son approche d’un récit littéraire du chef-d’oeuvre de Huston, Les Gens de Dublin. Quand Huston s’approche au plus prêt du récit littéraire de Joyce, ce n’est que pour le réduire en purs détails cinétiques, traces, bribes, éclairs, royaume de l’inaudible et de la mouvance. Quand Chéreau tente de retrouver une atmosphère similaire, il s’écrase dans un élan de grandeur académique : désir romanesque raide comme un piquet, poses creuses (la ronde des servantes), rigueur désespérante de la reconstitution. Entre fantasme viscontien et chichis ridicules (Gréggory et Huppert n’ont jamais été si machiniques), ce cinéma là semble la forme la plus basse du maniérisme dandy dont il singe les postures et la tendance au clip. Pas un gramme d’émotion, juste l’assurance m’as-tu-vu d’un formalisme bête dont Anne Fontaine, aujourd’hui, serait la petite cousine un peu atrophiée.
On rêve en voyant pareil défilé d’images creuses et rigides au cinéma du miroitement et de l’onirisme visuel d’un Michael Mann ou d’un Adrian Lyne, maîtres d’un trouble aqueux dont Chéreau semble s’inspirer tout en butant constamment contre la mise en espace théâtreuse qui préside à chaque enchaînement de plans. La froideur et la noirceur de l’intrigue de Gabrielle se cristallisent dans une artificialité de mise en scène qui n’a d’égale que la certitude, constante chez Chéreau, d’être au-dessus de tout son petit monde. Simultanément, la sueur mise dans chaque détail, la précision sans âme de cette entreprise de reconstitution surlignent ici toute la mesquinerie et les limites d’un art petit bourgeois rêvant d’une inaccessible grandeur décadente. Pas un film de Chéreau n’a atteint une telle dimension factice : en tant que pur programme, Gabrielle est donc un premier pas vers la lucidité, ce qui le rend presque supportable.