New York, le noir et blanc, des musiques de Delerue, des trentenaires névrosés… Noah Baumbach serait-il un peu fatigué ? En tirant sur cette vieille corde intello chic de la comédie newyorkaise, le cinéaste doué des Berkman se séparent et de Greenberg semble, de loin, céder à une facilité Nouvelle Vague décidément dans l’air du temps : celle d’un cinéma vintage, « inventif » et « énergique », à la fraîcheur affectée. Mais à y regarder de plus près, Frances Ha n’est pas aussi confortablement installé qu’il en a l’air. C’est même tout le contraire : à l’image du personnage titre, qui doit changer plusieurs fois de logement faute d’une situation professionnelle stable, il ne cesse de soumettre son confort apparent à un principe de rupture perpétuelle. Très vite, les gentilles et lisses vignettes newyorkaises illustrant l’amitié quasi amoureuse qui unit Frances (Greta Gerwig) et Sophie ((Mickey Sumner) – Frances et Sophie jouent à la bagarre, Frances et Sophie rêvent leur future gloire professionnelle, Frances et Sophie font pipi, Frances et Sophie parlent cul, Frances et Sophie se réchauffent les pieds sous la couette, etc. – laissent place à une forme plus heurtée, un rythme presque agressif, révélateur de la précarité de plus en plus grande avec laquelle Frances devra composer.
C’est la séparation des deux amies, suite au déménagement de Sophie, qui amorce le mouvement de délocalisation qui va traverser tout le film. Délocalisation sentimentale (Frances perd son point d’ancrage affectif) et spatiale (Frances doit déménager, mais peine à payer son loyer), soutenue par un montage très rapide, voire cassant. Dans ce rythme un peu fou, les dialogues brillants et souvent hilarants (« j’ai l’impression d’être une mauvaise mère en 1987 » dit Frances, autorisée à fumer une clope dans un appart) s’enchaînent, comme les scènes, de manière informelle, à bâtons rompus. Manière très habile pour Baumbach de coller au plus près du milieu intellectuel et artistique qu’il filme, d’épouser brillamment sa cinglante vivacité d’esprit, tout en glissant dessus, happé par un (contre)courant bien plus fort que ça : Greta Gerwig elle-même. Le véritable souffle, et le sujet du film, c’est elle, au point qu’il est impossible de la dissocier de son personnage (qu’elle a co-écrit avec Baumbach et qui comme elle vient de Sacramento). A elle seule, elle dynamite de l’intérieur les codes de la comédie newyorkaise intello dépressive, pour emmener le film ailleurs, sur une toute autre planète, lumineuse et impossible à localiser.
Les petits décalages liés à la traduction ont parfois du bon : l’intraduisible undatable, qui revient comme un leitmotiv pour qualifier Frances de « fille impossible à caser avec un mec », devient en français « incasable » et trouve ainsi un sens plus large, tout à fait adéquat à l’esprit du film. Incasable, Frances l’est dans tous les sens du terme : sentimentalement, mais aussi socialement (marginale car fauchée, elle n’appartient pas tout à fait au milieu bourgeois dans lequel elle évolue mais n’est pas non plus stigmatisée) et géographiquement. Jamais véritablement à sa place, et en place, la remuante Frances/Greta traverse chaque scène comme une funambule dont les mouvements burlesques ne sont jamais tout à fait raccord avec la situation. Ainsi, quand elle invite son futur nouveau coloc à dîner après avoir reçu un chèque des impôts, elle court à perdre haleine dans les rues de New York – où elle se pète magistralement la gueule – pour trouver un distributeur de billets, faute de pouvoir payer avec sa carte. Plus undatable que jamais, donc. Même chose pour son voyage expéditif à Paris, à côté duquel elle passe complètement, alors qu’elle apprend après coup qu’elle aurait pu passer la soirée avec un sosie de Jean-Pierre Léaud. Fuck.
Progressivement, cejet lag se radicalise jusqu’à tendre vers une magnifique abstraction : la plus belle scène du film retrouve Frances au milieu de la forêt, dans un cadre vierge, décontextualisé, tout à fait insituable. Difficile alors de ne pas penser à ce pur corps de cinéma qu’était Keaton, propulsé par la magie du montage d’un paysage à un autre dans la séquence onirique de Sherlock junior. Un corps remué et remuant voué à une certaine permanence, malgré le cours chaotique des événements. Ce mouvement permanent n’est pas si mal venu, puisque la jeune femme se rêve chorégraphe. Lui reste à opérerune synchronisation entre son corps lui aussi incasable (à la fois enfantin, masculin et féminin) et le monde, à lui trouver un point d’appui. Ce sera un point de chute : un retour tragi-comique à la fac (autre très belle idée du film) enfonce encore plus Frances, pour mieux la faire retomber sur ses pieds, littéralement. Exit alors l’ancrage ciné-social, car tout en exprimant une angoisse bien réelle de précarité, Baumbach la déplace vers un territoire certes régressif et dépressif, mais propice à l’invention de soi, de sa propre danse.Difficile de ne pas y voir une continuité avec le personnage de fille rangé-dérangée incarnée par Greta Gerwig dans Damsels in Distress de Whit Stillman,commesi l’actrice inspirait à elle seule un certain art du rebond et du pas de côté. Même quand, à la fin, Frances semble être rentrée dans une case, elle en déborde toujours : trop long, son nom ne rentre pas dans le petit cadre de sa nouvelle boîte à lettres, il lui faut alors l’amputer mais cette coupe, qui pourrait passer pour un renoncement, a tout d’un éclat de rire. Ce « Ha » en forme de pied-de-nez, résume à lui seul le personnage.
Et on passerait presque à côté de l’essentiel si on ne disait pas une dernière chose : bien plus qu’un film sur l’amitié, Frances Ha est tout bêtement un film d’amoureux. Il suffit de voir Gerwig se promener à son vélo dans les rues de Sacramento sur une musique de Delerue (façon Truffaut filmant Ardant dans Vivement dimanche), pour s’en rendre compte et partager, avec Noah et Greta, ce parfait état de lévitation.