L’image la plus juste de Forty shades of blue nous est bel et bien donnée par son titre : celle d’un nuancier dépressif et délicat, riche d’une palette d’émotions qui dessinent peu à peu le portrait de trois personnages comme on peint un visage à coups de pinceau. Soit Laura, une jeune femme russe vivant à Memphis avec un producteur reconnu de soul music (Rip Torn), dont l’arrivée du fils de ce dernier va bousculer la vie.
Il y a quelque chose de suranné dans la facture du film de Ira Sachs (dont le premier long métrage, The Delta, que l’on dit très beau, n’est jamais sorti en France) qui rappelle tout un cinéma américain intimiste des années 70, et qui fait tout à la fois sa limite et sa beauté. Sentiment d’une Histoire perpétuant ses racines et ses traditions (esthétique, sociales) à travers ce récit intemporel d’une femme étrangère qui va peu à peu se libérer des chaînes qui l’unissent à un homme qu’elle est de moins en moins sûre d’aimer. Peu importe que le scénario déroule son histoire sans jamais tenter de nous étonner, de créer un enchevêtrement d’intrigues imprévisibles. La mise en scène d’Ira Sachs habite suffisamment les lieux et les personnages pour créer un espace où seuls comptent les sentiments fluctuants, le trouble ou la passion qui, à un instant donné, les animent.
Art fragile, plus académique que les envolées modernes d’un John Cassavetes (avec son hystérie, ses longues plages logorrhéiques, son grain brut), il est droit et sensible, cherchant moins à creuser sous la chair des personnages qu’à extraire, par son observation caressante des conflits et des prises de consciences sentimentales, une justesse d’expression dont la limite est aussi la quête d’une justesse psychologique risquant toujours de se suffire à elle-même. Cet art du portrait à fleur de peau n’en est pas moins bouleversant, en témoigne la façon qu’a le cinéaste de suivre en particulier Rip Torn et l’étrange Dina Korzun, deux personnages qui ne se rencontrent jamais vraiment, toujours en porte-à-faux l’un avec l’autre, quelque soit celui qui se détache ou celui qui se rapproche.
La cruauté de la situation, qui va ruiner la logique de chaque personnages (le mari, la femme, le fils) et les révéler à eux-mêmes, est sans cesse apaisée par la douceur du trait d’Ira Sachs qui aime ses personnages au point d’évacuer tout ce qui pourrait trancher ou piquer au vif le spectateur. Pourtant le cinéaste a suffisamment de tenue pour éviter les pleurnicheries et les larmoiements convenus qu’une telle attitude esthétique ne manquerait pas de convoquer. La dernière séquence à cet égard est magnifique, en particulier son ultime plan qui vaut à lui seul d’aller voir le film : une manière d’élire un personnage dans une posture ambiguë de tragique et de libération d’une réelle intensité.