Il y a un an tout juste, on se réjouissait qu’un distributeur se fût pris d’intérêt pour le cinéma de Gabriel Abrantes, l’honorant d’une sortie en salles sous la forme d’une compile de trois courts métrages (Pan pleure pas). C’était l’occasion pour le grand public de découvrir un visage prometteur et déjà très actif, mais surtout de profiter d’un programme pétaradant, entre cadavre exquis et serial alter-mondialiste. Sauf qu’au commande de ces réjouissants bricolages, Abrantes n’était pas tout à fait seul : au générique apparaissait également le nom de Benjamin Crotty, rencontré sur les bancs du Fresnoy et co-réalisateur du segment Liberdade. C’est lui qui, en solo, sort cette semaine Fort Buchanan, son premier long métrage, dans lequel on ne s’étonnera pas de retrouver quelques marottes identifiées chez son comparse portugais : pellicule 16 mm, hybridation culturelle forcenée, esthétique de bric et de broc, cocktail existentialisme-libido.
Si la comparaison inévitable avec les films d’Abrantes n’est pas forcément à l’avantage de Crotty, on aurait tort de faire la fine bouche devant ce marivaudage queer en poom poom short et en treillis, narrant les errements sentimentaux d’hommes et de femmes délaissés par leurs conjoints partis à la guerre. C’est qu’en dépit de la dérision pop et transgenre, poussant le détournement des codes du soap (les dialogues ont été glanés dans de vieux feuilletons américains puis traduits littéralement) et de la fiction militaire (le trouble de stress post-traumatique comme frein à la libido du couple) jusqu’au risque pas toujours évité de l’autarcie, le film réussit sans forcer à faire vivre ses personnages et son histoire. Malgré l’ironie constante, Crotty apporte un soin particulier à la cohérence de son improbable univers, dessiné avec un souci d’épure qui lui permet de faire tenir debout deux décors pourtant purement décoratifs (pour l’arrière : un lotissement de cabanes à la campagne pour l’arrière ; pour le front : un hôtel au milieu du désert), et d’en faire les théâtres concrets des états d’âmes de sa troupe. Et cette troupe, c’est l’autre réussite du film : un gloubi-boulga cinéphilo-mondain où cohabitent le Céladon de Rohmer, un acteur de Plus Belle La Vie, un critique des Inrocks et la cinéaste Mati Diop. Car s’il peut parfois donner l’impression de se balader sous LSD à une soirée de clôture de festival à la cambrousse, ce casting désopilant participe au premier chef du plaisir coupable procuré par cette espèce de sitcom arty, laquelle, sous ses dehors de fiction travestie, parvient à réconcilier cultures américaine et française, imaginaire hollywoodien et Fresnoy-film.