Au tournant des années 1980 et 1990, la rencontre cinématographique entre Alain Tanner et Myriam Mézières donna lieu à deux films étonnants, deux portraits de femme : Une Flamme dans mon coeur et le Journal de Lady M. Peu connue en France malgré quelques apparitions ici ou là -notamment dans quelques films de Tanner mais aussi chez Paul Vecchiali ou Andrzej Zulawski- Mézières s’y révélait comme une actrice extraordinaire, offrant son corps et ses tourments dans un abandon rare, profondément émouvant. Sa charge et sa fougue érotiques, débordant le cadre plus d’une fois, signaient une présence troublante et magnétique à la limite du borderline. Comme son beau titre l’indique, Fleurs de sang appartient tout entier à ce tempérament sauvage et beau. Myriam Mézières en a écrit le scénario à partir de souvenirs autobiographiques ; elle le co-réalise avec Tanner. A nouveau, c’est un portrait de femme et, à nouveau s’y laisse voir la liberté d’être d’une figure hors-norme.
Le récit de Fleurs de sang est sa première qualité. En effet, si l’action du film se déroule sur une période de cinq ans, permettant de suivre l’évolution d’une relation douloureuse entre une mère et sa fille, le parti-pris de départ est de ramasser cette durée plutôt que d’en suivre une hypothétique chronologie psychologique. Cela permet d’emblée au film de sortir de sa possible récupération télé, de lui retirer sa dose redoutée de pathos et de misérabilisme. La relation est saisie comme un bloc, dont on suit les fissures mais sans trop signaler le lieu de l’effritement. Ainsi, s’il y a bien deux temps distincts dans l’histoire : d’abord, la mère et la fille ensemble dans la même bohême ; ensuite, les deux séparées par la société, chacune confrontée à ses choix et à ses errances, le rôle de la coupure est moins de répondre à un prévisible Que vont-elles devenir ? préparant le débat Comment une fille peut-elle vivre sans sa mère ? (et vice-versa) que de marquer les métamorphoses d’un même corps, une identité double mère-fille qui est moins montrée dans le film comme un couple social dont on soulignerait les hauts et les bas que comme une seule figure féminine à deux visages.
La beauté du film tient dans cette fusion constante entre les deux personnages, ce jeu de rôles permanent qui finit par donner aux frontières mère/fille des contours troublants entre le lien incestueux et le transfert d’identité. C’est même tout le propos de Fleurs de sang, cette parenté quasi-surnaturelle entre Lily et Pam : le film se présente comme un long-flash-back qui raconte l’itinéraire des deux pour revenir à l’étrange séquence d’ouverture : dans un commissariat, une jeune adolescente raconte à un policier incrédule ce qui l’a poussé à donner un coup de couteau à l’homme qu’elle aimait. La scène est un peu irréelle : la déposition manque de clarté, la voix a du mal à dire les choses, le visage de la jeune fille -passionnante Louise Szpindel- est recouvert de poudres de couleur comme si elle revenait d’un carnaval. Qui est cette fille un peu folle et d’où vient son étrangeté ? Fleurs de sang est comme l’élucidation de cette énigme de départ : le vagabondage bohême de la mère danseuse nomade et de sa petite fille découvrant, derrière le rideau, l’émotion que ses numéros provoquent sur le public, les facéties du duo arnaquant les hôtels qu’il ne peut payer, l’errance de Pam-enfant dans les rues de Paris quand la pitance est incertaine… tout prépare à ce regard halluciné de la jeune fille -Pam bien sûr- qui ouvre et clôt le film. Au moment de cette confrontation avec la police, la mère, séparée de sa fille depuis longtemps, a sombré dans l’alcool et vit retirée dans un obscur squatt d’où Pam n’a pu la sortir. Elle est pourtant là dans un coin (on ne la découvre qu’à la fin quand la boucle est bouclée) ; et le regard complice qu’elle jette à sa fille bouleversée est le moment-clé du film. Il ne s’agit pas là de retrouvailles, figure commode des téléfilms bêtes et gentils, mais d’une union sombre, un lien du sang fait d’amour et de fatalité.