Alors, ce dernier Godard ? D’abord, une précision. Le film devait s’appeler « Socialisme » mais, suite à ce qui fut d’abord une erreur de saisie dans un catalogue, et parce que Godard a été séduit par cette correction fortuite, il s’appelle finalement Film socialisme. L’idée est donc accidentelle, mais, selon une mécanique à laquelle l’œuvre nous a habitué, elle se révèle lumineuse. Dans Film socialisme il y a un film, et d’autres choses, mais ce n’est pas un film sur ces choses – de socialisme il n’est pas vraiment question (ou alors comme résonnance, comme fréquence vague entre les choses), pas plus qu’Eloge de l’amour ou Notre musique ne nous renseignaient sur l’amour ou la musique. Entre les Films (art pur du montage vers quoi l’œuvre a toujours tendu et où elle s’est close depuis les Histoires du cinéma) et les choses (sujets vagues, idées vagues, vagues personnages), ce n’est pas un divorce : c’est plutôt que les choses ne sont au Film qu’un détonateur, un trajet plutôt qu’un but, un outil pour le montage au lieu d’une direction pour la pensée – penseur, Godard ne l’a jamais été. Titre parfait, donc, et seule trace de bilan ici, qui donne la clef d’un art poétique.
Des choses, donc – lesquelles ? Des choses comme ça (le carton revient souvent au début, ouvrant le film comme un simple carnet de croquis) : une croisière en paquebot sur la Méditerranée, une famille dans un garage, l’Europe, un lama, des enfants, France 3 Régions, la Russie, un morceau des Cheyennes de Ford, deux chats rigolos ramenés d’une séquence LOL de Youtube. Et puis, encore, toujours : les guerres, le destin des démocraties occidentales, tout le tissu citationnel et le ronronnement funeste qui berçait déjà les derniers films. Et aussi, la pitance habituelle des punchlines – plutôt maigre ici (« Aujourd’hui, les salauds sont sincères… » ), le Godard publicitaire est clairement fatigué. Pas de vraie surprise donc, le dernier-film-de-Jean-Luc-Godard ne fait que prolonger la longue coda des années 2000. Sauf que Film socialisme est nettement au-dessus des faibles et sinistres Eloge de l’amour et Notre musique, autrement plus stimulant et vif. D’abord, et c’est frappant, le film contrarie un peu l’image d’autisme terminal à quoi Godard s’était condamné, il se branche sur l’époque. Régimes d’images contemporains, Internet, démocratisation des contenus : là-dessus le film ne brille pas par ce qu’il a à dire (par exemple, l’appel final et naïf à la révolte contre le copyright), mais par la manière dont il répond à la logique fragmentaire du contemporain par celle du cinéma de Godard.
La première partie sur le paquebot, de loin la plus réussie, est ainsi un collage d’une force imparable. Mêlant scènes jouées sur le pont ou en cabine, et plans documentaires volés en DV ou au portable, c’est une vision d’enfer, mais pas l’enfer terreux et lénifiant de Notre musique : un enfer coloré et brutal, tétanisant parfois, d’une beauté éblouissante. De la croisière, Godard fait une miniature d’apocalypse, un portrait à la fois aigre et fulgurant de l’époque. Fulgurants, par exemple, ces plans sur les touristes (au Casino, à la messe), noyés dans un bruit vidéo et sonore redoutablement anxiogène, qui viennent froisser la matière du film avec une violence assez sidérante. La vraie surprise est sûrement là : Godard est toujours aussi mélancolique, mais son cinéma est redevenu méchant – donc, parfois, drôle. Surprise, de retrouver par endroits (peu nombreux, certes), un Godard facétieux, joueur. Par exemple quand commence la deuxième partie, dans la station service (moment un peu émouvant aussi parce qu’il renvoie, inévitablement, aux années 60), qui réserve là aussi de belles choses. Puis, passée la moitié, le film se perd un peu, s’épuise, ne retrouvera plus la force du début – la dernière demi-heure se replie, comme Notre musique, sur les Histoires, avec une inspiration moyenne.
Qu’importe : les fulgurances que Film socialisme réserve par endroits suffisent, et surtout cette vigueur était inespérée après les somnifères Eloge de l’amour et Notre musique, dont il est pourtant le prolongement. Ne nous y trompons pas : Film Socialisme n’est pas une heureuse surprise parce que Godard, depuis son ermitage de Rolle, aurait retrouvé des choses à dire. Il y a longtemps qu’on n’attend plus rien, ou presque, de ce que Godard a à dire, et ce qui tient lieu de propos au film (sa longue chaine d’aphorismes poussifs qu’il n’adresse à personne, ses dialogues sans conversation qu’il condamne à l’autocaricature) ne corrigera pas l’image d’un Godard sénile et au bout du rouleau – tel qu’il se donnait en spectacle par exemple dans les quelques interviews accordées récemment. Mais c’est aussi ce qui frappe dans Film socialisme : que sa puissance formelle soit, dans l’ensemble, suffisamment forte pour ramener ce triste babil à un bruit de fond, au nécessaire ronron d’un moteur qui, s’il est un peu bruyant, est encore capable de belles explosions.