Autour de la dépouille de Fedora, grande star hollywoodienne, plusieurs personnages racontent son histoire par une succession de flashbacks. Ce cadavre à partir duquel rayonnent les récits, c’était déjà la technique employée par Mankiewicz pour sa flamboyante et funéraire Comtesse aux pieds nus, le seul film dont il ait écrit lui-même le scénario. Les deux films ont surtout en commun d’être des films hollywoodiens sur Hollywood, même si Fedora est beaucoup plus tardif – 1978, contre 1954 pour La Comtesse.

Ce cadavre que l’on tente de réanimer par le récit, c’est aussi celui du classicisme, qui n’est plus qu’un souvenir quand Wilder tourne son film, près de trente ans après Sunset Boulevard qui parlait déjà d’Hollywood et dont Fedora semble le prolongement naturel. Sunset Boulevard racontait l’histoire d’une star du muet dévorée par l’apparition du cinéma parlant ; Fedora, celle d’une star de l’âge d’or d’Hollywood dévorée par l’arrivée du Nouvel Hollywood. De l’un à l’autre, un même acteur, William Holden, est le témoin de ces destins, et de semblables cadavres ouvrent le récit : celui du scénariste flottant dans la piscine de Norma Desmond et, donc, celui de Fedora. Dans les deux cas le Hollywood d’avant est figurée en grande résidence où l’on ne peut ni entrer ni sortir. Entre les murs qu’on prend pour ceux du monde, on enlève les miroirs et les projections des films de la grande époque font offices d’unique reflet. La scène se répète d’un film à l’autre : Norma Desmond seule devant ses plus grands succès, et puis Fedora, assise à côté de sa fille, hypnotisée comme elle par l’écran.


Se réfléchir ne peut qu’être le début de la fin, Hollywood dans le miroir ne peut qu’être malheureux – c’est toujours le récit de quelques vieux survivants venant de se réveiller d’un songe (Une étoile est née, Le démon des femmes, Quinze jours ailleurs, Le dernier nabab). Il n’y a guère que Chantons sous la pluie qui, parlant d’Hollywood, se déploie dans la joie, précisément parce que le déclin du muet n’est pour Donen que l’autre face de l’éclosion du parlant et de la comédie musicale. Mais en 1978, toute tentative de retour au classicisme ne peut que s’arracher dans la douleur. C’était déjà le constat tiré par Preminger dans son magnifique Human Factor, réalisé en 1979, ou le classicisme se faisait terrasser sourdement par le récit d’espionnage, la béance de la conclusion étant alors représentée par le téléphone décroché – dernier plan, déchirant, de la filmographie premingerienne, comme une impossible clôture. Preminger avait l’élégance du musicien qui poursuit sa mélodie sur le Titanic en train de sombrer. Wilder, et c’est peut-être ici l’un des travers de son cinéma, pêche lui par sa manière de se faire plus intelligent que ses films, une façon de parler par-dessus sans jamais laisser le gouffre s’installer de lui-même.

Fedora est, dès lors, un film malade parce que maladif, tiraillé entre classicisme et maniérisme, entre limpidité narrative et pli réflexif. Un film trop constatatif, surchargé d’idées, lorsqu’il fait dire par exemple à ses personnages : « il n’y a plus de films de femmes parce qu’il n’y a plus d’actrices de votre envergure ». Ou encore : « les choses ont changé, les gamins qui dirigent maintenant les studios, ils ne veulent plus de scénario, juste une caméra légère avec un zoom. » Pourtant, du strict point de vue du récit des choses plus profondes se disent. C’est par exemple l’idée très riche du duo formé par Fedora et sa fille Anthonia qui (attention spoiler) est priée de la remplacer publiquement après qu’elle a été défigurée par une opération de chirurgie esthétique. S’enclenche ici un très beau mécanisme, où Fedora-mère devient spectatrice de Fedora-fille qui engrange à sa place les honneurs et les hommages. Belle image de ce que peut être le stade achevé du narcissisme de l’actrice condamnée à regarder sa vie comme on regarde ses films. Fedora est ainsi au première loge quand on lui remet un Oscar, et elle orchestrera aussi son enterrement. A ce stade, l’innocence et l’unique strate de conscience du récit classique est déjà loin.



La faiblesse de Fedora, liée à cette course à l’intelligence qui se fait sur fond de décrépitude, est à mettre sur le compte de sa réussite en tant que commentaire. Le film en lui-même devient alors une couche de récit s’ajoutant à celles, nombreuses, qu’il contient déjà, la grande boîte qui contient la série d’emboîtements et de mises en abîme. Des producteurs, des scénarios et des actrices de l’âge classique complètement à la traîne par rapport à ce qu’est devenu Hollywood : c’est à la fois l’histoire du film et l’histoire de Fedora, encore trop hybride pour être totalement réussi, oscillant trop schizophréniquement entre sa conscience malheureuse et son inconscience narrative. 

Cette conscience malheureuse connut d’ailleurs sa phase terminale avec Aldrich, dix ans plus tôt. Fedora semble une combinaison de Baby Jane, du Démon des femmes et du récit de claustration paranoïaque de Chut…chut…chère Charlotte. On peut même considérer Fedora comme une sorte de remake du Démon des femmes : dans les deux cas, c’est le récit d’un corps et d’un visage perdus et que l’on tente de remplacer. Le démon des femmes partait à la recherche d’une actrice morte et finissait par trouver la télévision tandis que Fedora, tout comme Sunset Boulevard, trouve la mise en scène interminable d’un narcissisme qui confine à la folie. Mais pour qu’un visage se retrouve il faut impérativement qu’un autre se perde et se sacrifie. Dans les deux cas, il n’y a qu’Hollywood qui puisse motiver un tel sacrifice, et dans les deux cas ce seront toujours deux visages au lieu d’un qui se perdront. Les voix de Fedora et de Lylah Clare ont d’ailleurs quelque chose de légèrement robotisés, qui témoignent d’emblée de leur absence.


Cette irréductible perte du visage, irremplaçable comme l’est une grande actrice, c’était aussi le sujet des Yeux sans visage de George Franju, auquel on pense souvent. Plusieurs visages, déjà, se perdaient au nom d’un seul. Wilder est en cela raccord avec l’ère de l’image manquante – l’image qui manque, alors, c’est celle autour de laquelle s’agrégeait et se clôturait le récit classique, désormais condamné à l’emboîtement sans fonds des simulacres. Amples lunettes, voile de deuil et grandes capelines servent davantage à masquer ce qui n’est plus là, que ce qui tente de se dérober au regard, comme une bandelette de classicisme qui se déviderait à l’infini sur une image impossible.