Il y a, dans l’océan de mercure épandu par Zvyagintsev dans son dernier film, deux plans qui surnagent comme des îlots d’émotion et de rage. Le premier, déchirant, voit un petit garçon ravagé de larmes alors que sa mère referme une porte derrière elle, découvrant au regard du spectateur cet enfant qu’elle ne voit plus, alors qu’il se trouvait dans la même pièce qu’elle. Le second plan, fausse conclusion d’un film qui ira se refermer sur un épilogue sans surprise, est celui de cette mère, venu à la morgue avec son mari et qui, cette fois, regarde le petit corps qu’on lui présente. Le couple est en séparation, il se hait, et cette haine a produit cela : la disparition de leur enfant. Découvrant le visage du cadavre, resté dans le hors champ, la femme étouffe ses larmes dans son poing pendant que l’homme glisse le long du mur en pleurant.
Deux scènes bouleversantes, donc, qui pourraient laisser croire que le réalisateur a décidé d’accorder un plan à l’enfant et un autre à ses parents. Accorder un plan, c’est, dans le système éprouvé du réalisateur russe, faire bénéficier ses personnages d’un poids existentiel échappant à la gravité d’un destin allégorique. Sauf que dans ce dernier film, il n’en est rien : entre ce premier et ce deuxième plan, c’est le film lui-même qui a pris soin de faire disparaître le petit garçon pour mieux scruter le programme qu’il se donne. Car Zvyagintsev est un cinéaste qui aime se donner des missions comme un moine accomplit parfois ses devoirs : pour s’oublier soi et donner une leçon à ses contemporains. La leçon, ici, est très simple : les parents de la nouvelle société russe sont des monstres égoïstes, sans un regard pour leurs enfants dont l’existence devient littéralement invisible.
S’il y a plusieurs manières de cultiver sa misanthropie au cinéma (par le mélodrame ou par l’angoisse, débouchant aussi bien vers la comédie que le film d’horreur) le cinéaste russe a donc choisi la pire : celle de la maîtrise confondante. Il invente des monstres, leur donne le poids du symptôme et les agite sous nos yeux en voulant nous saisir d’effroi. Personne ne peut lui dénier un réel talent pour le faire : le réalisateur connaît sa partition et, à travers la longue recherche de l’enfant disparu, témoigne d’un impressionnant sens musical des énergies et des affects. Comme tous ces petits maîtres perpétuellement agités d’une crise d’auteurisme pompier, on rêve toujours un peu de voir son talent pousser dans le terreau du cinéma de genre. Peine perdue : il est occupé à pontifier sur le monde tel qu’il va, consacrant son énergie à transformer le cinéma en une machine charbonneuse déversant sous nos yeux les kilotonnes de noirceur qu’elle engendre elle-même. Probablement que Zvyagintsev se rassure ainsi, alors même qu’il avait su, le temps d’un plan, faire valoir la singularité absolue d’une émotion enfantine dans les rouages funèbres de son programme cinématographique.
C’est très drôle de voir le réalisateur d’un des court-métrage les plus soporifiques qu’on a pu voir l’hiver dernier au festival de Clermont Ferrand parler d' »auteurisme pompier ». « Cinq nuits » ne durait que 30 ou 40 minutes, mais il croulait sous les effets de mise en scène ridicules, justement totalement pompiers, de la copie de copie de copie de Fincher, mais sans aucune action ni enjeu dramatique : le travelling dans le couloir, ou le travelling devant une gare avec le soleil couchant (je ne me souviens plus très bien). Toute cette lenteur, ce jeu d’acteurs risible, pour ne rien raconter du tout, jouer avec le genre, mais de manière totalement amorphe (« voir son talent pousser dans le terreau du cinéma de genre » LOL). Je n’étais manifestement pas le seul à être atterré…
Donc bon, parler en ces terme de Zvyagintsev, quand on a soi-même aussi peu de talent et de choses à raconter, ça fait doucement rire…