Oublier la glauque Palme. Effacer d’un trait l’effet Cannes, et avec lui un souvenir déjà lointain, fade et décoloré, sans le moindre intérêt critique. Fahrenheit 9/11 n’a donc rien d’un film-monstre, bien au contraire : par l’humilité de sa forme, son esthétique sale de tabloïd, son refus du débat et de la réflexion (qui rendait si agaçant Bowling for Columbine), le film de Moore relève de la simple boursouflure trashy. Pas du cinéma ? Cela reste à prouver, tant le choix d’une forme basse, incroyablement pauvre, ramène à l’esprit du raccourci et du tour de passe-passe en jeu dans tant de séries B. Une idée fixe (Bush est un gros débile) dépliée jusque dans ses pires extrémités : cinéma-pop corn pour le grand drive-in contemporain (télé ou multiplexes) dont la roublardise, le sens de la vitesse et de l’efficacité sont au moins autant « cinéma » que les postures creuses et vieillottes d’un Old boy ou que l’académisme de tant de Palmes d’or oxydées sitôt passées.
En un peu moins de deux heures, Moore relate donc le parcours de W, depuis l’élection-foire de 2000 jusqu’à la débâcle irakienne du moment. Première surprise, Moore n’apparaît que très peu dans le cadre, nous épargnant ses insoutenables regards de chien battu et se limitant à raccorder une multitude d’interviews, de stock-shots et d’images d’archives par sa voix-off de forain truculent. Manipulation ? Il faudrait une sacrée dose de mauvaise foi pour voir dans le plaisir bête et méchant de cette superposition de tracts et de gros gags dégoulinants (Bush et son teckel, Bush et ses mimiques de hamburger défraîchi, Bush et ses intimidations de cow-boy) un désir d’objectivité plus évolué que celui de n’importe quelle bidouille de Karl Zéro. Il y a là plutôt la volonté assumée de répondre du tac-au-tac à l’obscénité immédiate d’une situation. En gros : Bush crache son cynisme, Moore s’empresse aussitôt de vomir sa petite ironie de maître-chanteur. Système binaire et régressif, ultra-simpliste, dont la face crapuleuse (une mère pleure face caméra son fils tué à Karbala devant la Maison Blanche) enclenche immédiatement son envers jouissif (Moore se précipite devant le Congrés pour demander aux politiques d’envoyer leurs fils en Irak).
Loin de tout extrême, ce cinéma de la neutralisation à distance ne s’embarrasse évidemment d’aucun souci documentaire (la coalition résumée à un défilé d’armées insulaires et tiers-mondistes), préférant s’en remettre aux doubles-pistons (une scène choc / un rire gras, un plan insoutenable / un petit numéro libérateur) qui actionnent la brinquebalante machine à vapeur du comique moorien. Répondre à la propagande par la contre-propagande, résumer le politique à une grande foire médiatique, opposer Cannes à CNN, le documentaire d’en bas au cinéma le plus impur qui soit, le gros nounours flasque de Flint, Michigan au petit chien dégénéré du Texas. En chacun d’eux, le même regard cyniquement pétillant et malicieux : la micro-réussite de Fahrenheit 9/11 vient de ce que, pour une fois, l’adversaire choisi par Moore semble exactement à la hauteur de ses procédés minables et putassiers. Plus proche d’un mondo-film que de Depardon, l’effet Fahrenheit 9/11, docu-bis et fanfaronnant, ce n’est au fond presque que du cinéma.