Eyes wide shut est un film qui possède. Le regard est happé, pris dans une exigence qui lui interdit la fuite. Il s’agit de voir et de s’en vouloir ensuite ; car l’expérience du regard est indissociable du trauma qu’il déclenche. Jamais le récit ne laisse en paix. Toujours il bouscule, et si, pour faire diversion, vous vous avisez de détourner la tête, de chercher, dans la salle, les yeux grands ouverts, d’autres qui regardent, vous verrez vite que ce répit n’est qu’un leurre. Déjà, vous souffrez du même tourment que William Hartford, le héros perdu du dernier film de Stanley Kubrick. Déjà vous vous demandez : « Qu’est-ce que j’ai vu ? ». Et puis, bientôt : « qu’est-ce que j’ai provoqué ? ». Comme dit Homère : Les hommes ne font la guerre que pour pouvoir en faire des poèmes. De William Hartford, on se dit parfois qu’il fait tout ce chemin seulement pour dire à sa femme : « Je vais tout te raconter ». Bonne et bouleversante leçon de cinéma : il faut se travailler pour parvenir à raconter une histoire. Pastichant Hitchcock et substituant « raconter » à « tuer quelqu’un », on pourrait dire que cela prend du temps et que c’est douloureux.
Eyes wide shut est de ces rares films qui réalise la communion entre le sort du personnage et celui du spectateur. De ce transfert, on ne sort pas indemne ; mais ce cauchemar qui nous reste vaut les rêves sucrés et mièvres des jours heureux.
S’il fallait situer ce dernier opus kubrickien dans une géographie de cinéma, on pourrait le rapprocher de certains « films malades » d’Hitchcock justement. Vertigo surtout, dont il possède le pouvoir secret d’envoûtement et cette structure en deux temps qui partage le destin du personnage central entre un avant et un après. Hartford / Tom Cruise est un frère de Scottie / James Stewart. Ils ont en commun de prendre à cœur un récit initial dont ils ne connaissent pas l’assise réelle. Dans le film d’Hitchcock, quand le mari de Madeleine fait à Scottie le portrait de sa femme en possédée, aucune preuve matérielle n’atteste la véracité de ses dires. C’est l’enquête-filature, le regard de Stewart sur Kim Novak qui va créer une Madeleine malade et à sauver. La réalité, ignorée par Scottie, est une sombre duperie. De même, dans Eyes wide shut, la relation adultérine d’Alice, la femme de William, avec le marin, est largement imaginaire. La séquence où Alice avoue sa « mauvaise pensée » d’hier baigne dans une atmosphère fantastique anticipant la production fantasmatique à venir de Cruise : la diction de Nicole Kidman, renforcée par le fait qu’elle fume un joint, rend presque caricatural l’argumentaire raisonnable du mari. Comme si, déjà, il se parlait à lui-même. C’est à ce moment précis qu’il entre dans une expérience intérieure où le vrai n’existera jamais plus que dans la perception fantasmée. Comme Scottie, Hartford voit, mais les yeux fermés.
Si la tragédie du personnage touche autant, c’est que le génie de Kubrick est d’épouser absolument le point de vue de son personnage. Le ton des scènes varie selon les états d’âme d’Hartford : accompagnant son euphorie quand il va chercher son costume (scène burlesque d’une grande drôlerie), creusant son rapport froid au réel quand il suit la jeune prostituée. Le sommet est atteint dans la séquence finale, magistrale et proprement inoubliable. Kubrick passe alors dans un registre d’images qui travaille la perdition d’Hartford en même temps qu’elle déstabilise le spectateur. Immergé dans un inconnu narratif, celui-ci est porté à une manière d’hypnose. Plongeant dans un univers visuel et sonore insolite, le film devient fou et figure une démesure qui va se renforcer par la suite. La compassion éprouvée pour le docteur Hartford est à son comble. Le minimalisme de la bande musicale fonctionne alors comme une petite musique entêtante, martèlement d’une touche de piano qui tourmente le cœur lourd du héros jusqu’à la catharsis du retour au bercail. Alors, dans les larmes de Cruise (parfait dans le rôle), on entend presque la plainte de Scottie : « Pourquoi moi ? ». C’est tout simplement sublime.