Né en 1965 à Haifa, en Israël, Eyal Sivan vit en France depuis 1985. Réalisateur de plusieurs documentaires, il a pris, dans ses films, position en faveur de la cause palestinienne. Co-écrit avec Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, le film Un Spécialiste est réalisé à partir des images vidéo enregistrées lors du procès d’Adolf Eichmann. Ce travail, fondé sur l’adaptation de l’ouvrage de Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem), et le retraitement numérique des images, leur a pris pas moins de quatre années. C’est cette aventure que nous évoquons avec Eyal Sivan.
Chronic’art : En novembre 1998, vous annonciez la sortie probable du film pour Cannes 98. Finalement, il sort ce mois-ci. Que s’est-il passé ?
Eyal Sivan : La première raison, c’est qu’on a dû ralentir de façon considérable la production, surtout la post-production. Le montage existait, mais on n’a pas pu commencer le traitement numérique pour des raisons financières. Pendant 3 ans et demi, on a fait le film sans diffuseur français, on avait pas la décision de Canal Plus, et on a pris un an de retard.
C’était pour des raisons techniques ?
Non, on connaissait notre schéma technologique. Le problème, c’est que ça coûtait beaucoup plus cher que ce que l’on avait prévu, pour des raisons d’état d’origine des bandes et de la qualité que l’on voulait avoir au final. Les éclairages ont dû être faits image par image avec des masques mobiles, ce que l’on ne savait pas au départ…
Quand est intervenu le choix d’agir sur les archives ? En amont ou en aval du choix du sujet ?
Il est venu dès le départ, avant de trouver les archives, dès le moment du scénario. On a pris une idée qui était de dire : « voilà, Hannah Arendt qui écrit le livre, c’est un spectateur qui a un point de vue, à partir de ce point de vue, on va entrer dans les archives et les retravailler pour l’intégrer. »
Comment vous est venue cette idée. Vous l’aviez déjà fait par ailleurs, vous saviez que c’était possible, ou est-ce que c’était un pari ?
Tout simplement, moi, je voulais ça : faire un traitement des archives comme un espace réel normal. Quand on rentre dans un espace, on choisit le cadre, on choisit le mouvement. Il s’agissait d’instaurer un rapport décontracté aux archives.
D’en faire une utilisation différente de celle de la TV ?
Oui, mais justement la télé ne fait pas une utilisation des archives : elles servent à l’habillage, à l’illustration pour supporter le commentaire. Donc, il y a comme un conflit entre le temps du regard, le temps d’observer, et le temps qui est dit. Il y a des films plus récents, comme Out of the present, fait à partir d’archives de la station Mir, qui sont ensuite utilisées pour raconter l’histoire de la station. Le réalisateur les a travaillées, ça existe, on l’a vu dans Forest Gump aussi… Ce qui est novateur, c’est de rompre avec le spectacle initial qu’était le procès historique pour recomposer quelque chose qui sont des extraits d’un spectacle imaginaire qui est notre propre procès. C’est dévier les archives de leur but politique initial.
Vous n’avez pas eu besoin d’une autorisation pour faire ça ? Comment pensez-vous que cela va évoluer. Par exemple, Le Vrai journal prend le soin d’inscrire la mention « réalisé avec trucages » sur ses images ?
La télévision se place du côté de l’information, et qui dit information dit vérité, donc il faut instaurer le faux. C’est un petit peu ce qu’on a connu à l’époque de la censure. Moi, je crois que c’est toute une éducation sur ce qu’est le cadre. Lorsque l’on sait que le cadre, c’est quatre caches, et que ce n’est pas une fenêtre sur le monde comme on le prétend ; quand on sait qu’une image est un mot, et qu’une série d’images crée une phrase, on peut apprendre à lire les images comme on apprend à lire les mots. La question de la manipulation de l’image est secondaire ! En ce qui concerne les archives, il y a la mission des archives en général (sauvegarder, non pas pour créer des fonds, mais pour justement mettre à disposition des manipulateurs des images car le fonds ne vit qu’au moment où on l’utilise), et le fait que le fonds réel doit garder son statut de vérité d’archives. Donc, il y a aurait d’un côté la référence, les textes classiques, et puis les citations, les adaptations, etc. Pour nous, les manipulateurs d’images, les faiseurs d’images, il y a peut-être une éthique à avoir…
… qui constituerait une confiance des spectateurs en ces réalisateurs-là ?
Ou peut-être pas ! Justement, c’est le doute du spectateur qui permet d’éviter cette menace. Justement, il ne faut pas faire confiance. Il faut qu’il y ait un statut de spectateur, un spectateur-citoyen qui ne soit pas une éponge. Il n’y a pas un « grand public », comme ils aiment dire à la télévision, mais un individu pensant qui fait des choix : entrer dans le cinéma pour que ça lui tombe dessus comme la pluie (mais c’est un choix), ou entrer dans le cinéma pour que l’image devienne un acte de pensée (on se dit : « attention, il y a un auteur derrière l’œuvre qui veut dire quelque chose »). C’est un contrat de respect de l’auteur vis à vis des spectateurs, mais il n’y a pas de raisons qu’un spectateur fasse confiance.
Est-ce que Rony Brauman ne serait pas justement une caution ?
Oui, on peut le voir comme ça, mais en quoi serait-il une caution ? C’est avec le questionnement et le doute qu’on réfléchit, ce n’est pas dans une relation de confiance.
Vous avez quand même donné des indices aux spectateurs. Lorsqu’il y a une exacerbation de la mise en scène (image de film, de vidéo, verte)…
On considère que dans la lecture multicouche, l’une d’entre elles est nécessaire : il faut qu’il y ait des éléments de manipulation, c’est-à-dire qu’on voit le travail de l’image. Ça, ça fait partie de ce contrat dont je parlais : on donne aussi les outils pour semer le doute par rapport à notre propre travail, et c’est en cela qu’il peut y avoir adhésion, en considérant qu’il y a de la tricherie, en connaissance de cause.
Vous êtes-vous limité par rapport à la technique, ou le film est-il vraiment tel que vous le vouliez ?
Forcément, je me suis limité dans une liberté qui n’existe pas à cause du temps et de l’argent. Le film a le look que je désirait lui donner, mais, en même temps, il reste une dimension expérimentale par définition. C’était un test, et si je refaisais le film aujourd’hui, je fonctionnerais différemment. Il y a tout un parcours technique qui est établi, et qui nous permettrait de gagner du temps et de l’argent, et de jouer plus avec les images.
Vous avez envie de recommencer, là, demain ?
Non !!! (rires)
Le film a-t-il été montré en Israël ?
Le film n’a pas encore été montré là-bas. Il va sortir au début du mois d’avril. Nous ne sommes pas du tout mêlés à ça. On a été écartés par le distributeur qui ne veut pas du tout la participation des auteurs. C’est son choix.
Par rapport au fait que vous êtes un dissident ?
Oui, entre autre…
Vous regrettez de ne pas être associé à la sortie du film, là-bas ?
Oui, d’une certaine manière, parce qu’il y a un débat intéressant à mener.
Justement, qu’attendez-vous de la sortie du film en salle ?
La première chose qu’on attend, c’est qu’il y ait du public. Je ne reprends pas à mon compte les idées de « grand public », mais j’attends un public qui se dise : « voilà, je vais aller me faire plaisir en pensant ». J’attends un rapport de désir et pas un rapport de devoir. Je ne crois pas du tout qu’il y ait un devoir de mémoire, je crois au plaisir de penser. Nous avons laissé le film ouvert, on ne voulait pas s’enfermer avec un personnage à une période historique révolue pour justement que le débat puisse avoir lieu sur une question qui nous parait primordiale : celle de la responsabilité d’un citoyen dans une société. Ce qui veut dire qu’on n’a pas besoin de s’intéresser à la Seconde Guerre mondiale, ni au génocide des juifs et des tsiganes, c’est secondaire d’une certaine manière. Le film est le portrait d’un spécialiste, d’un criminel moderne, qui est très proche de nous. Dialectiquement ça évoque l’obéissance, la fidélité, l’efficacité, la peur de perdre son travail, d’être avalé à l’intérieur du système moderne… Tout ça, ce sont des problématiques qui n’ont rien de spécifique à la période nazi, au contraire, leur spécificité, c’est la modernité !
Propos recueillis par
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