De tous le films argentins qui nous sont parvenus récemment, Extraño est probablement le plus extrême, le plus personnel et le plus envoûtant. Dans cette « nouvelle vague » qui éclabousse depuis quelques temps la scène mondiale (à ne pas confondre avec son homologue footballistique, une équipe annoncée comme invincible mais qui patine laborieusement au niveau international), le premier long métrage de Santiago Loza, inconnu au bataillon, apparaît à la fois comme un archétype et un aboutissement. Formellement tout d’abord : filmé en vidéo, sans aucun moyen, Extraño accroche le réel dans une sorte de frontalité douce, entre réalisme sec et intimisme documentaire (filmer des gestes, des rencontres, des départs de la façon la plus neutre qui soit), poussant un peu plus loin le travail amorcé par le phénoménal Mundo Grùa de Pablo Trapero. Thématiquement ensuite : à travers les déplacements d’Axel, chirurgien sans poste, la quarantaine complètement résignée, c’est toute l’imprécise et vacillante géographie d’un pays en plein chaos qui apparaît sous nos yeux.
Extraño suit les déambulations affectives et existentielles d’un personnage étrange et mutique (un prologue nous indique qu’il s’est vu renaître sous la forme d’un arbre ou d’une plante solitaire) à la manière d’un ballet vain et crépusculaire. Chaque rencontre -une soeur, un amour ambigu, une ancienne passion- n’y est pas le signe d’un potentiel bond en avant mais plutôt la marque d’une fracture grandissante (se couper de tout par paliers successifs) et d’un échec toujours recommencé. C’est qu’il s’agit moins pour Loza de chercher une sorte d’impressionnisme fantastique (une galerie de plans fixes sur des décors statiques et désaffectés semble pourtant l’indiquer au début du film) que de tisser un improbable fil allégorique, sans début ni fin, tendu sur un présent étirable à l’infini : une suite mécanique de rencontres dont on ne ramène littéralement rien, sinon quelques blocs obscurs et désastreux (des phrases énigmatiques et fascinantes) ou l’incompressible sentiment d’une apocalypse silencieuse.
La force du film tient dans la simplicité de son dispositif (une avancée dans les ténèbres en vol plané, sans accroches ni guide), à laquelle il faut ajouter l’interprétation fragile et sèche de Julio Chavez, sorte de fantôme « cassavetien » dans les silences duquel se lit un effroyable entremêlement d’horreur et de solitude, de terreur et d’apaisement. La fascination de la nuit (l’évocation des cauchemars, la peur d’éteindre la lumière qui traversent le film comme des pulsations) est bien ce qui permet à ce cinéma faussement étriqué, faussement intimiste mais absolument modeste, de déployer, telles deux grandes ailes noires, toute la magnificence de son désespoir.