On aurait aimé se réjouir du retour sur les écrans de Lucile Hadzihalilovic, embourbée depuis des années dans les problèmes de production. Innocence, son premier long, n’était pas passé inaperçu: sous l’éternel automne naturaliste du cinéma français, le film détonnait par son amarrage singulier, à la fois aux fantômes du giallo et aux souvenirs poussiéreux de la Bibliothèque rose. Coupées du mondes dans un pensionnat aux rites torves, des jeunes filles y étaient dépeintes en chrysalides gracieuses, prêtes à muter en monstres ou en papillons. Un récit d’initiation ouvertement symbolique, au chemin parsemé d’épines et de métaphores, qui se présentait sous la forme d’un herbier de séquences soigneusement apprêtées. Compagne de Gaspar Noé, la cinéaste ne partage pas uniquement avec le réalisateur de Love le goût des imaginaires tendancieux, mais aussi celui d’une expérimentation visuelle à même de donner corps à des hallucinations saisissantes. Et même si le film, partiellement endormi par cette stylisation tous azimuts, était très loin d’être parfait, il donnait indéniablement envie d’en voir plus.
Une décennie plus tard, que reste-t-il ? À vrai dire, la même chose, ce qui est d’abord rassurant, avant de poser un sérieux problème. Évolution expérimente sur le même canevas qu’Innocence : une histoire d’enfants kidnappés, enfermés dans une enclave faussement édénique, et livrés aux rets d’une intrigue en forme de conte cauchemardesque. L’occasion de remonter le fleuve tumultueux de la puberté, en entrelaçant pistes surnaturels et biologiques, songes cafardeux et mutations bizarroïdes. Avec, à l’arrivée de ce second essai, une réussite beaucoup moins heureuse.
Si ce décalque a quelque chose d’un peu triste, c’est qu’au passage la mise en scène de Hadzihalilovic semble avoir profité de ce surplace pour accentuer toutes ses tares. Obligé de s’en tenir à l’essentiel à force de sacrifices budgétaires, le film donne l’impression de s’être complètement replié sur lui-même, comme un escargot dans sa coquille, au point que son imaginaire en étuve ne laisse plus aucun oxygène au récit. Évolution se contente ainsi d’accumuler des rébus onirico-symboliques, alimentant le carrousel à visions gluantes sans jamais parvenir à gonfler les voiles de sa trame fantastique. Audacieux mais comme pétrifié par son jansénisme arty, le film s’emploie tellement à baliser sa singularité qu’il oublie de creuser son potentiel fictionnel.
À baigner ainsi dans le formol de ses intentions plastiques et allégoriques, Évolution finit donc par dévitaliser complètement l’univers de Hadzihalilovic, devenu parfaitement hermétique à tout ce qui pourrait donner un peu de vie à son programme. C’est l’ironie cruelle de cette filmographie si jeune et pourtant déjà bien fanée : encapsulé dans la psyché pré-adolescente, dont il délire les atermoiements sous le seul filtre de la maladie dégénérative, ce cinéma semble lui-même indisposé à la maturation, documentant, des deux côtés de l’écran, une transformation qui gribouille ses symptômes prometteurs, mais peine plus que jamais à préciser son horizon.