Il y avait quelque chose d’évident à voir Quentin Dupieux s’acoquiner avec Eric Wareheim. Issu avec son comparse Tim Heidecker de la galaxie Adult Swim (sorte de St-Anne du réseau Cartoon Network, diffusant notamment Robot Chicken), Wareheim est devenu l’un des principaux fers de lance d’un rire nonsensique, jamais loin du malaise, pétri dans un mixte d’absurdité et d’horreur qui rappelle la direction prise par le cinéma de Dupieux. Comme tout un pan du nouvel humour américain semble viser la même fusion de rire et d’épouvante, mais que Tim et Eric restent désespérément inconnus en Europe, on a jugé bon d’écouter l’une des deux voix de ce drôle d’oiseau bicéphale. Le plus simplement du monde, Wareheim, du haut de sa grande carcasse fongueuse, évoque son rapport au travail de Dupieux et les origines de son humour céleste.
Chro_ Comme Wrong Cops, Réalité abat la frontière entre comédie et film d’horreur. Quand on connaît votre travail avec Tim Heidecker, on suppose que c’est ce qui vous attire vers Quentin Dupieux…
Eric Wareheim : En fait, j’aborde les scripts de Quentin comme des films d’horreur tout court. Ou, à la rigueur, des drames d’horreurs, si vous voulez. Mais pas comme des comédies. Parce qu’une comédie, selon moi, suppose de jouer très méthodiquement, très en rythme, et puis de laisser le contexte dans lequel vous êtes placé créer l’effet comique. Chez Quentin, j’essaie de jouer tout aussi méthodiquement, mais je laisse la place aux sorties de route, aux déraillements vers l’absurde, et même vers l’horreur, éventuellement.
Vous parlez de déraillements, mais Dupieux semble savoir très précisément où il va : Réalité, notamment, obéit à une mécanique bien huilée…
Oui, mais même si je veille à ne pas trahir le script, Quentin me laisse une petite place pour l’improvisation. Réalité s’y prêtait moins, mais dans Wrong Cops, il y a cette scène où mon personnage de flic inspecte la voiture d’une fille. Sans raison apparente, en m’exécutant j’ai eu l’idée de mimer l’acte sexuel, et Quentin a gardé la prise. D’une manière générale, de toute façon, je ne cherche pas spécialement à improviser. Au contraire, j’aime faire confiance à Quentin, c’est sur la base de ses visions complètement folles que j’ai accepté de travailler avec lui. Alors, une fois qu’on s’est assis et qu’on a un peu discuté de l’idée principale du film, autant me contenter de l’écouter et de faire ce qu’il dit. C’est très différent de ce que l’on fait avec Tim : dans nos sketches, on improvise pour faire durer un moment crucial, prolonger le malaise ou l’hilarité.
Quand vous discutez de « l’idée principale », comme vous dites, vous arrivez à la conclusion que le film a un sens particulier ?
Non, ce serait traiter l’histoire comme une fiction hollywoodienne classique, or Quentin cherche à démonter tout ça. Réalité est sans doute son film le plus riche en niveaux d’interprétation. Je trouve ça aussi génial que du Lynch ou du Kubrick, ou que n’importe quel chef d’oeuvre qui vous invite à combler les vides dans la narration.
Pour revenir à ce croisement de rire et d’horreur, que vous recherchez dans votre travail avec Tim : d’où vient cette marotte, exactement ?
Plus vous vieillissez, plus la noirceur du monde vous apparait nettement. J’ai l’impression que, avec Tim, on a évolué vers la même forme de maturité : on voit plus facilement la misère, la dépression logée derrière les les choses. Et cela nous conduit vers l’épouvante. Mais, d’un autre côté, nous aimons le rire. Pour bien regarder la dépression en face, de toute manière, il faut se marrer. Et le principe de répétition, de déclinaison du même gag ou du même motif nous sert à ça : à faire émerger le malaise derrière l’humour.
Vous cherchez à chambouler le paysage comique américain ?
Pas du tout, on se contente de viser une liberté totale en termes d’écriture et de production. Notre seul souci, c’est de ne pas se laisser aller aux facilités de la comédie mainstream. Tant que l’on a atteint ce degré d’indépendance, on est contents. On ne cherche pas du tout à faire des émules. On voit bien que notre style inspire parfois quelques comiques très différents, et c’est évidemment flatteur. Mais on ne fait rien pour créer un mouvement nouveau. Notre boulot récent ressemble à nos bidouillages du temps de la fac, sauf qu’on a aujourd’hui plus de moyens pour lui donner un meilleur cachet.
Votre écriture découle-t-elle d’un sens de l’humour que vous entretenez en privé, dans la vie ?
Oui, on s’est rencontrés à la fac, et on a été frappés de voir combien on s’amusait des mêmes détails. C’était inexplicable, presque surnaturel. À ce jour, Tim est resté la personne qui me fait le plus rire. On nous demande souvent comment on procède pour s’accorder sur des gags aussi absurdes, qui semblent parfois relever de l’écriture automatique. C’est simplement qu’on aime déconner de cette façon, c’est naturel chez nous.
Vous avez quelques accointances avec des comiques plus mainstream, comme Will Ferrell. Mais vos limites semblent plus lointaines : on pourrait dire que l’humour de Tim et Eric commence là où s’arrête celui de Ferrell…
Oui, j’aime bien cette idée. On vise effectivement une sorte de niveau supérieur, une zone située au-delà du rire. On essaie d’explorer l’émotion qui vient après avoir ri d’un gag. Et parfois, c’est quelque chose de très sombre.
Vous partagez des modèles avec Tim ?
Nous adorons tous les deux Larry David, surtout sa série Larry et son nombril. Et puis nous avons une passion pour les films de Christopher Guest.
A priori, vos séries et vos sketchs n’ont rien à voir avec ceux de Larry David…
C’est un autre style, mais regardez ce qui l’obsède : les situations d’inconfort. Il n’a jamais peur de se frotter à un contexte horriblement gênant, et de s’y enliser jusqu’à ce qu’on éclate de rire. C’est précisément ce que l’on recherche avec Tim. Simplement, nos moyens d’y parvenir diffèrent complètement.
Vous semblez vous nourrir d’une matière incongrue. Il parait que votre dernière web-série, Tim’s Kitchen Tips, s’inspire de Weber Cooks, une émission culinaire diffusée sur une télé étudiante et animée par un repris de justice…
Non, je n’ai jamais vu cette émission ! Tim’s Kitchen Tips est simplement une combinaison des émissions culinaires qui ont envahit les écrans. C’est drôle, parce que je suis un fan absolu de gastronomie, j’aime faire la cuisine et en parler. Mais Tim s’en fout totalement, il a plutôt un rapport d’étrangeté à la bouffe. Alors il a imaginé le concept de la web-série : un type qui donne des recettes de cuisine simplissimes et qui les rate lamentablement, en mettant de la sauce partout. Ça devient parfaitement dégoûtant et très gênant. On voulait juste s’amuser de la fascination débile des Américains pour la bouffe.
Vos sketches visent toujours ce même malaise. N’est-ce pas difficile à maintenir ? Si vous vous laissez aller à un gag plus convenu, tout s’effondre…
Non, parce qu’encore une fois, c’est naturel pour nous. Vous ne pouvez pas faiblir quand vous vivez naturellement dans cette zone d’étrangeté… C’est pareil chez quelqu’un comme Quentin : la folie de ses films est innée, et je pense qu’il fera ce genre de films toute sa vie.
Comme vous le dites, vous êtes appréciés par des comiques d’horizons divers. Casper Kelly, l’auteur de la vidéo virale Too Many Cooks, a en quelques sortes répandu votre humour sur la toile, et des comiques su SNL vous citent comme influence première. Vous sentez-vous mieux compris qu’à vos débuts ?
On ne s’est jamais vraiment posé la question de savoir si les médias et le monde de l’entertainment nous comprenaient. On sait qu’ils voient nos séries, nos sketches. Et je pense qu’ils pigent le truc d’eux-mêmes, parce qu’ils nous sollicitent et viennent facilement vers nous. C’est comme ça que l’on a pu monter notre film Tim and Eric’s Billion Dollar Movie, qui a un vrai casting de stars. Il y a celles avec qui nous avions déjà travaillé à la télé, comme Zach Galifianakis, et puis des amis comme Will Ferrell, bien sûr, qui a co-produit avec son studio Gary Sanchez. Jeff Goldblum était simplement un fan de nos séries. Puis, il y a des gens comme Ray Wise ou Robert Loggia, moins directement versés dans la comédie, qu’il a fallu aller chercher. Ils ne nous connaissaient pas, donc il a fallu être persuasifs, mais tout s’est passé à merveille.
Comment diriger un acteur tel que Robert Loggia sur Tim and Eric’s Billion Dollar Movie ?
Il s’est montré sur le plateau sans avoir lu une ligne du script. Il n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblerait le film en fin de compte, ce n’est pas réellement son genre d’humour. Il savait seulement qu’il devait jouer un mafioso outrancier, alors il s’est exécuté à l’aveuglette, presque en pilote automatique. C’était un spectacle très marrant. Il faut reconnaître que les gens sont parfois perplexes face à notre boulot… C’est très drôle de les voir poser des questions, d’ailleurs.