En tant que cinéaste, Pierre Carles est dans une position absolument idéale. D’une part, il est « interdit » de télévision, a fortiori depuis le fameux Pas vu, pas pris, contre-enquête pirate sur les connivences entre pouvoir et média dont l’intégrité absolue demeure, malgré tout, sujette à caution*. D’autre part, si l’on se range à l’avis -plus qu’avisé en l’occurrence- de Pierre Bourdieu, il est impossible de critiquer la télévision à la télévision. La démarche cinématographique de Pierre Carles est donc doublement légitimée.
Le premier mérite de Enfin pris ?, c’est d’élever le débat. Plutôt que de chercher à attraper quelques gros gibiers dont on connaît presque à l’avance les vices rédhibitoires, Pierre Carles poursuit à sa manière une polémique engagée il y a six ans entre Bourdieu et le journaliste Daniel Schneidermann, présentateur de l’émission Arrêt sur images. Début 96, invité par Schneidermann à commenter le traitement médiatique des grèves de 95, Bourdieu constate qu’il est littéralement impossible d’exposer clairement ce qu’il a à dire : il est sans arrêt interrompu par des pros du langage télévisuel (Cavada en tête) qui réduisent à néant son effort d’analyse. Au-delà de l’anecdote, ce que Bourdieu constate (le fameux Sur la télévision s’en fera l’écho), c’est ce mensonge de la télévision comme lieu de débat d’idées. Espace de parole certes, mais dont est exclue la durée, autrement dit pur espace, pure surface sans profondeur. La télévision, entre autres effets pervers, favorise donc la reproduction indéfinie du discours dominant qui a, lui, la capacité d’investir l’espace sans recourir à la durée, en se nichant dans les interstices, les laps de temps, les silences (réflexifs). Exemple dans le « dialogue » Bourdieu / Cavada : pendant que le sociologue réfléchit à ce qu’il va dire, hésite, bafouille presque, le journaliste a eu le temps de placer deux ou trois phrases sur lesquelles son interlocuteur se doit de réagir. Il y a une antinomie entre la réflexion et le plateau télé, puisque la distribution de la parole s’y fait selon des modes radicalement hétérogènes.
Mais le plus grave, c’est que la télévision elle-même est incapable, ou plutôt refuse de reconnaître cela. D’où l’attaque ad hominem de Pierre Carles envers Daniel Schneidermann, chantre de la bonne conscience télévisuelle, persuadé de distiller de la subversion dans un espace où, naturellement, elle ne peut exister. Or, le journaliste n’est après tout qu’un échantillon de la grande hypocrisie de son milieu, une sorte de maillon faible faussement idéaliste dans la grande circulation du mensonge cathodique. Le film tourne un peu à la querelle, culminant lors d’une hilarante séance chez un pittoresque psychanalyste. Le meilleur de Enfin pris ? reste tout de même la démonstration de la première partie du film, édifiante, à travers les péripéties télévisuelles de Bourdieu, Halimi et Chomsky. Pierre Carles possède à l’évidence le sens de la preuve incisive, immédiate (au moment où Schneidermann s’affirme intransigeant sur le principe d’un contradicteur à l’invité de son émission, on voit Messier, invité-roi unique d’Arrêt sur images pour un cirage de pompe en règles). Botte secrète, imparable. En même temps, il y a chez lui, plus que de l’irrévérence, un esprit potache. Tout cela se mélange dans un petit théâtre salutaire et cruel. Dommage que, comme à la télé au fond, tout y aille vite, presque trop vite.
* Voir à ce sujet les éléments de l’affaire « Pas vu, pas pris »