Sous la lisse carapace de son titre à la Daniel Karlin, En ce temps-là, l’amour… dissimule un projet à la singularité affolante et radicale. D’abord, une nouvelle : un vieil homme enregistre sur cassette un récit à l’attention de son fils parti vivre aux Etats-Unis. Ce récit est un souvenir gravé à jamais dans sa mémoire : dans le wagon qui les emmenait en déportation, le spectacle d’un père tentant de profiter de chaque instant qu’il lui reste à vivre pour transmettre à son fils l’essentiel de ce qui aurait pu faire de lui un homme. Après avoir été adaptée au théâtre, la nouvelle devient ici un film. Le pari, sous son apparente simplicité, est titanesque : 1h20, quasiment en temps réel, pour transmettre ce récit-monde de la manière la plus sobre et la plus épurée qui soit -face caméra, le vieil homme (Gilles Segal, auteur de la nouvelle) face à son magnétophone.
Le film ne relève à aucun moment du documentaire ou du témoignage (Segal a inventé toute l’histoire et n’a pas connu la déportation) mais de la pure fiction. Sa force repose sur le rapport fascinant que la mise en scène instaure entre une sorte de corps-parole un peu délirant -le vieil homme seul dans son appartement- et le spectateur, livré à la nudité d’un dispositif à la fois pudique (aucun recours à l’archive ou à l’image comme preuves) et dérangeant (la frontalité presque pornographique de la parole au travail). Filmer l’oralité revient moins ici à enregistrer un flux immatériel et musical qu’un acte brut, extrêmement lourd, une tâche saisie dans toute sa dimension de forçage et d’artifice : quelque chose de purement physique, que redouble le souffle bruyant et parfois brisé du vieil homme. Gros plan sur le doigt qui appuie sur le bouton d’enregistrement, début laborieux (instaurer un lien épistolaire avec le fils), ratages, recommencements, pauses : la ligne constamment rompue entre récit et cadre est aussi l’occasion d’une multitude d’aller-retours entre échauffement progressif de la fiction (les quasi-transes où l’homme, comme possédé, mime de façon clownesque son histoire) et sale trivialité de l’effort (se lever, remplir un verre, ouvrir la fenêtre au chat qui rentre du jardin).
De cette mise en scène exténuée d’une sorte de déversement / suffocation de la conscience, qui définit le devoir de mémoire non comme utopie d’un élan naturel mais comme épreuve et passage en force -la beauté littéraire du texte se lit au détriment d’une certaine vraisemblance-, ressortent des instants prodigieux, où sur un mouvement bien lancé, une étincelle, le cinéma se suspend comme par magie. Dans une pièce sombre et poussiéreuse, au-dessus du bureau de la bibliothèque, jaillissent alors des images à la puissance inouïe : une vie rêvée, un absolu s’ouvrant comme une fleur à la nuit des corps inertes et des semi-cadavres engourdis qui peuplent le wagon. Chaque sujet -Dieu, l’amour, la liberté, l’humour comme ultime vestige existentiel- est abordé comme une petite leçon de choses, mais la multitude des relais (le père, le fils, le narrateur, le magnétophone, le texte et la mise en scène elle-même) permet à ce corps purement théorique d’éclater en une espèce de grand feu cosmique. Dans son paradoxe de longueur (la radicalité d’un tel pari) et de brièveté (la folle densité de son contenu), de labeur et de suspension, En ce temps-là, l’amour… propose un authentique rêve de cinéma : contenir le monde tout entier dans un souffle.