En avant, jeunesse revient de loin, de si loin que l’on crut, pendant un bon moment, qu’il n’arriverait jamais à bon port, à sa destination qui est un écran de cinéma. Il y a plus d’un an, nous avions publié dans Chronic’art #31 (décembre 2006 / janvier 2007) un entretien avec Pedro Costa, assurés que nous étions que le film sortirait le 24 janvier 2007. Las, peu de temps avant la date prévu, En avant, jeunesse disparut des plannings : un improbable imbroglio avec Arte, qui diffusa le film, devait repousser la sortie, devenue hypothétique, aux calendes grecques. Il aura donc fallu un an, presque deux depuis la présentation du film à Cannes 2006 (souvenir terrible d’une projection apocalyptique où les sièges claquaient comme jamais, où le générique de fin ne fut atteint que par une poignée de journalistes, comme un rivage), mais le voilà, enfin. En fait, le film de Pedro Costa vient de plus loin encore : d’un travail au long cours, d’une exigence rare, initié par le cinéaste portugais après Ossos, quand il décréta, comme il l’explique dans l’entretien, que le temps du cinéma – ou plutôt un certain temps du cinéma : déployé dans toute sa lourdeur technique – était pour lui terminé. En avant, jeunesse revient dans les quartiers de Lisbonne hantés par la pauvreté, la drogue et par le spectre d’une destruction, territoire qu’il avait déjà arpenté avec le monumental et fumigène Dans la chambre de Vanda, en 2000.
Monumental, En avant, jeunesse l’est tout autant : pas loin de trois heures pour filmer, en contre-plongées, un roi dans son royaume de ruines – le roi Ventura, ouvrier capverdien auquel il assigne une place absolument singulière, un trône de poussière où rivalisent et s’équivalent les statures miséreuse et mythologique. C’est un projet à la hauteur de son modèle, puisqu’il vise à raconter une histoire, et à définir les modalités de cette historiographie sans exemple : elle consiste à remettre ensemble ce qui était défait – le passé d’une histoire à plusieurs niveaux (l’immigration capverdienne, la constitution du quartier, la biographie de Ventura) dans le présent forcément halluciné d’une possible énonciation sous forme légendaire et fantastique. Avenir et passé d’une illusion : le geste est arbitraire, c’est un décret qui pour attester de son existence se formule tout autant par la médiation de la trace (ce qui est enregistré) que par celle de l’incantation (la famille imaginaire que Ventura s’invente au fil de ses pérégrinations, par le pouvoir performatif de sa langue et de son vécu).
On sait et on ne cache pas ce que le cinéma de Pedro Costa peut avoir de rebutant voire d’intimidant. L’extrême âpreté du film, où un travail extraordinaire sur la lumière et sur le cadre saisit l’oeil et stimule en permanence l’esprit, est le prix qu’il faut payer pour mettre à jour un projet global. Si En avant, jeunesse n’est pas une partie de plaisir, du tout, au moins Costa n’est-il pas drapé dans une quelconque pose de radicalité. Ce qui se joue, ici, est un admirable paradoxe : créer de toutes pièces, avec une caméra, des moyens dérisoires, les habitants d’un quartier délabré et du temps, beaucoup de temps (trois ans de travail, 320 heures de rush), un cinéma d’aventures, de conquête, de grands espaces, de mythologie – dans le fatras des bidonvilles et des chantiers, célébrer le raccord invisible par quoi s’unissent l’aspiration classique du cinéma et ses plus singulières aventures.