En attendant le bonheur poursuit, sur un mode légèrement décalé, l’entreprise de cinéma initiée par le très beau La Vie sur Terre, le précédent film d’Abderrahmane Sissako : pénétrer, par le morcellement des lieux et la douceur d’une mise en scène caressante, la dimension secrète, invisible d’une ville. Sokolo, dans La Vie sur Terre, était une ville où l’on revient (le retour du cinéaste exilé auprès de son père). Nouadhibou, accrochée à une presqu’île de la côte mauritanienne, est quant à elle une ville d’où on part. On y attend le bonheur. C’est à la fois un lieu de vie (on y passe toute son existence), le bout d’une route (un Chinois y a trouvé asile), ou un point de transit (la dernière étape avant le voyage pour l’Europe). Parmi la multitude de personnage qui peuple le film, chacun voit Nouadhibou selon l’une de ces définitions possibles. Peupler le film : il s’agit bien de cela, où plutôt, il s’agit de l’habiter, au sens où les personnages modèlent le film, lui donnent forme selon qu’ils sont jeunes ou vieux, itinérants ou sédentaires, vivants ou morts.
La beauté d’En attendant le bonheur tient dans cette prolixité de regards : les yeux qu’un enfant, Khatra, petit apprenti d’un vieux pêcheur reconverti en électricien, pose sur le monde ; le regard d’Abdallah, un jeune candidat à l’exil venu à Nouadhibou retrouver sa mère (et accessoirement double autobiographique du cinéaste), reclus derrière une fenêtre au ras du sol dont les contours forment un cache sur la ville par lequel transitent pieds, mollets, chaussures, sable. Il y a aussi une petite fille initiée au chant par une griotte, une belle jeune femme, Nana, courtisée par un Chinois adepte du karaoké, des hommes silencieux en partance pour l’Europe, bien d’autres encore. Sissako ne raconte rien sur eux, ils se racontent eux-mêmes. Tous à leur manière attendent quelque chose (de grandir, de partir, de mourir), et c’est le regard qu’ils posent sur cette attente qui est la matière même de la mise en scène. Déjà dans Octobre, tourné à Moscou il y a dix ans, Sissako filmait magnifiquement cette suspension du temps dans le regard. Mais pour autant, rien n’est figé dans En attendant le bonheur, tout est passage, transmission, courant qui passe (le petit électricien parcourant la ville avec ses fils, ses ampoules), irruption même (une femme voilée de rose traverse soudainement le champ), flux et reflux (les hommes sur le départ, la mer qui ramène un cadavre), échange, communication. Le film fonctionne inlassablement sur l’aller-retour, entre métaphore (l’ampoule qui s’éteint, c’est une vie qui s’en va) et réalité plus triviale (les ampoules, ça marche plus ou moins bien), entre légèreté parfois burlesque et sombre constat politique. A l’image de l’interminable train qui glisse lentement sur le sable du désert sans que le paysage donne l’impression de bouger, le film de Sissako est un voyage immobile, une belle promesse de bonheur.