Qu’Elena s’ouvre sur le plan fixe et interminable d’une branche d’arbre tondue par l’hiver et où vient s’installer un corbeau opportun, invite d’emblée à faire deux-trois pronostics. D’abord, que le cinéaste qui fait ce type d’invitation est du genre à filmer ses personnages comme des bûches. Ensuite, qu’on a de grandes chances de retrouver ce plan-là à l’autre bout du film, repliant sur lui-même le sinistre spectacle qui se sera joué dans le dos de l’arbre. Et ça ne manque pas d’arriver, bien sûr, la branche est au rendez-vous, étranglant le film pour de bon dans le noeud d’un programme, et d’une signature d’auteur, qui ont beaucoup d’ambitions mais pas celle d’être discrets. Entre les deux, que s’est-il passé ? Pas grand chose puisque la branche n’a pas cillé : la vie comme elle va, en tout cas quand on la regarde depuis les hauteurs où Zviaguintsev, certes pas sans talent, a décidé de se poster.
Dans un appartement glacé de la grande bourgeoisie moscovite, Elena, la soixantaine, est la femme docile et appliquée d’un vieux riche sec et altier dont elle fut, autrefois, l’infirmière. Les deux ont des enfants d’un précédent mariage. Elle : un fils bon à rien dont la pension fait survivre vaguement sa famille misérable nichée avec lui dans un appartement minuscule et miteux, au milieu d’un décor d’apocalypse, à l’autre bout de la ville. Lui : une fille plus sèche encore, et qui le hait plus ou moins mais d’une haine qui n’est qu’un miroir tendu à son propre cynisme – et cet héritage d’ailleurs, donne lieu sur un lit d’hôpital à un long dialogue qui est un moment indéniablement réussi. L’héritage, c’est une question qui traverse tout le film. Pour sauver son petit-fils d’un destin duquel, du reste, il semble parfaitement s’accommoder (c’est un traîne-savate du même bois que son père), Elena requiert une aide de la part du vieux riche, qui lui oppose un niet sans appel : pas question de dilapider pour ces bons à rien l’héritage qu’il destine à sa fille.
L’arbre avait prévenu, le film a un programme, qui devra se dérouler jusqu’à son terme pour dire l’ampleur du terrain, pas modeste, qu’il s’est choisi. Mais il faut reconnaître à Zviaguintsev, entre autres talents, celui de déjouer à ce sujet un horizon d’attente qu’on croyait plusieurs fois fixé. Comment se répartissent les bûches, devant la caméra de Zviaguintsev ? Entre loups et agneaux, c’est vite compris, mais : qui sont les loups, qui sont les agneaux ? L’enjeu de classes est la première piste, la plus évidente, mais ce n’est pas la bonne, malgré les humiliations subies chez le vieux par Elena, malgré les trajets pour rejoindre son fils, filés depuis les vitres du métro en de long plans sur le paysage pour mesurer l’écart : les salauds sont partout, l’humiliation un mets de riche et un plat de pauvre (comme tyran domestique, le fils d’Elena n’a rien à envier au vieux bourgeois). Homme-loup, femme agneau, donc ? Pas plus : la fille du vieux, petit soldat de l’aigreur, ne vaut pas mieux que lui. La rupture se joue ailleurs, entre cyniques (le vieux, sa fille, le fils et le petit-fils d’Elena) et infirmières (Elena et sa belle-fille), mais elle non plus, finalement, ne tient pas, dès lors qu’est consommé le basculement qui emmène le film vers son horizon véritable : allez, tous cyniques, tous loups, même Elena que le film fait tomber de l’autre côté de la frontière, poussée par un crime qu’il lui fait commettre et dont bien sûr on ne peut rien dire, sinon que, depuis le mirador où Zviaguintsev le préparait depuis le début, il résonne comme une leçon.
Sitôt déclarée, la leçon rend le film plus clair, et aussi beaucoup moins supportable, tant elle gonfle a posteriori, d’une morgue détestable, la maîtrise froide qui était depuis la début la norme du moindre plan. Et d’autant que le film, sur sa lancée, n’en finit plus dès lors de s’auto-satisfaire de cette hauteur de vue qui le fait passer d’un tableau de la Russie contemporaine au grand œuvre sur l’humanité en général, et dont le point culminant est probablement cette plongée sur un nourrisson que la caméra condamne tout en s’élevant avec une lenteur affectée comme pour rejoindre les cimes d’où elle a a mûri son verdict.
Reconnaissons cependant à la mise en scène de Zviaguintsev de réussir, y compris dans ce tunnel, à trouver encore matière à surprendre. Par exemple, vers la fin, avec un trajet inattendu en steadycam sur les pas du petit-fils, chemin à la Alan Clarke vers un autre crime, dont l’issue déceptive n’est pas, et c’est tant mieux, celle qu’on attendait. Ou surtout, dans ce qui est probablement l’idée la plus forte du film : une panne générale de courant qui fait monter en Elena une bouffée de terreur, et est une manière particulièrement belle de dire la hantise possible de son geste. Espérons que, maintenant qu’il a réglé le sort de l’humanité, Zviaguintsev saura repérer dans de telles scènes l’esquisse de terrains plus modestes où exercer sa maîtrise.