Le cinéma argentin continue de distiller, à un rythme de métronome, des films dont la force tient moins dans un phénomène d’ensemble (comme l’Espagne ou la Corée du Sud) qu’à une anarchie de formes et de propositions d’une incroyable diversité. Après le récent Tan de repente, qui coupait cours à la mode de l’état des lieux, voici donc El Bonaerense, troisième long métrage de Pablo Trapero, débarqué dans la réalisation avec le remarquable Mundo Grùa (1999). El Bonaerense suit le parcours d’un jeune homme, Zapa, serrurier devenant policier malgré lui.
Le film, avec une sorte de sophistication sèche, épouse un tempo très lent et avance à la manière d’un implacable rouleau compresseur. Son héros, Zapa, est un personnage passif enchaînant les épreuves qui se présentent à lui comme autant d’échappatoires possibles à une existence morne et sans illusions. Il y a là quelque chose qui ramène directement au polar désenchanté des années 70, notamment au chef-d’oeuvre de Richard Fleischer, Les Flics ne dorment pas la nuit : une esthétique borderline, entre documentaire et fulgurances de mise en scène (la séquence du réveillon en plein air qui se transforme en catharsis colorée), où chacun des personnages -Zapa, ses coéquipiers, sa petite amie, sa famille- deviendrait le héros d’un hypothétique film de genre oscillant entre action, film noir et mélodrame. La force de ce cinéma qui advient comme malgré lui tient dans une maîtrise impressionnante du rythme général et des multiples ruptures qui, de scènes en scènes, le font rebondir et progresser sans jamais céder à la simple contemplation.
Il faut souligner une interprétation d’ensemble exceptionnelle qui donne une grande épaisseur dramatique à la plupart des micro-événements qui jalonnent le quotidien de cette petite communauté de policiers. Par sa façon de tanguer entre le bien et le mal, l’espoir et la violence, Zapa n’est jamais un simple personnage témoin et objectif, seulement un fantôme qui cherche désespérément à s’incarner dans les différentes potentialités de personnages qui s’offrent à lui : le film ne propose rien d’autre que d’épouser, jusque dans ses moindres battements, ce lent mouvement d’intégration à sa propre existence. Il y a quelques semaines sortait La Cité de dieu, film absolument antithétique dans ses partis pris esthétiques et narratifs qui peut être vu, pourtant, comme son parfait complément : de l’un à l’autre de ces deux pôles inversés, cette même incompressible volonté de se frotter, par la traque ou la sublimation, à un réel vu comme pur chantier de cinéma.