Avec Eden, on a le sentiment qu’Amos Gitaï signe son premier film de compromis : ceux qui connaissent et qui aiment l’âpreté de ses précédents films seront déçus par un récit trop lisse qui n’engage pas assez loin la réflexion et se laisse parfois aller à des facilités d’écriture ; les autres, pour qui Eden sera une première fois avec Gitai, seront à coup sûr touchés, parfois même impressionnés par une rigueur et une intelligence du propos trop souvent absentes de ce genre de production -disons la chronique sur fond historique- mais ils n’auront alors vu que la version affadie d’un regard lucide et pénétrant, un regard qui porte comme on dit et qui a permis jusqu’ici une œuvre rare parce que politique et poétique, ancrée et universelle.
A l’origine du nouveau film de Gitaï, il y a un roman d’Arthur Miller –Homely girl– portrait d’une jeune femme d’origine juive dans le New York du début des années 1940, que le cinéaste israélien a décidé de « déplacer » dans un autre cadre : la Palestine sous mandat britannique des années 1940-1944. Ce glissement par rapport au matériau initial avait un double intérêt : d’abord, découvrir une réalité historique et politique peu connus de la Palestine et par là, proposer comme une archéologie de la relation au futur Etat d’Israël ; d’autre part, confronter le personnage central de Samantha à un sentiment de déracinement plus violent encore que dans le roman de Miller. C’est d’ailleurs le sujet d’Eden et ce par quoi on retrouve le cinéma d’Amos Gitai, cette inadéquation entre les rythmes de l’Histoire avec un grand H et les battements du coeur humain : le film montre comment Samantha, en dépit de l’Histoire ou à cause d’elle, ne parvient pas à trouver sa place entre un mari architecte entièrement voué à ses idéaux sionistes de pionnier bâtisseur et un frère capitaliste venu d’Amérique pour prospecter les terres des Arabes, comment les événements politiques, ceux d’Europe -la persécution des Juifs- ou de Palestine -pendant la guerre, le gouvernement britannique a suspendu l’immigration juive de manière autoritaire- loin de la rapprocher des siens et du monde, l’en éloignent au contraire. Le plus réussi du film est bien sûr le portrait de cette femme perdue dans l’Histoire qui comprend peu à peu la vanité qui guide ceux qui en suivent aveuglément le cours. Il y a une scène magnifique qui dit tout cela : le mari est de retour d’Europe où il a combattu aux côtés des forces britanniques à l’intérieur d’une Brigade Spéciale créée en 1944 autorisant les Juifs de Palestine à lutter contre le fascisme. L’action se passe au lit, dans l’intimité du couple qui se retrouve ; elle se déroule en deux temps. Premier temps : encouragé par sa femme qui l’écoute attentivement -Samantha Morton, magnifique- le mari raconte un « souvenir de guerre » qui semble le gêner mais dont il tire fierté par antifascisme : le viol d’une jeune Allemande. Deuxième temps : dans un mouvement bref et surprenant, la femme lui lance un tranquille « Je vais te quitter ».
Pourquoi le film déçoit-il en dépit de ses très beaux moments ? C’est peut-être qu’ à l’inverse des films précédents, cette leçon cruciale sur les rapports entre individu et politique entre trop dans un système : plusieurs personnages entourent Samantha et participent de son sentiment de tristesse face au monde, confirmant de manière différente le constat d’une Histoire qui dupe les êtres ; mais chacun de ces personnages incarne trop une version de ce constat : on voit l’idée qu’ils incarnent mais on les connaît pas assez, ce qui rend leur présence superficiel. C’est surtout vrai du personnage de Kalkovski joué par Luke Holland : libraire juif allemand, obsédé par le sort de ces parents en Europe, qui incarne une position sioniste légaliste et qui suscite l’admiration de Samantha par ses convictions humanistes dans une époque si trouble. On aurait aimé que Gitaï développe davantage, délaisse moins le cadre politique du récit : tout de même, ce Kalkovski, il est d’une importance cruciale pour comprendre l’histoire de ce demi-siècle écoulé, non ?