Le séisme de L’Aquila, en avril 2009, ou l’exemple flamboyant du phagocytage politique selon Silvio Berlusconi : blitzkrieg médiatique, dépenses publiques délirantes tranchées par une cellule de crise corruptible à souhait, obsession de la nouvelle pierre et du catholicisme, le tour de passe-passe est aussi consternant que politiquement banal. Il est intéressant que Draquila sorte à quelques jours d’intervalles de Fin de concession, le dernier Pierre Carles, tant les deux films ont a priori en commun : films de gauche, à la première personne, films d’agitateurs de télé (Sabina Guzzanti est à l’origine une comique dont l’émission fut censurée avec fracas par la RAI en 2003), reprenant peu ou prou le schéma de David contre Goliath. Ce qui revient, dans les deux cas, à enfoncer une porte ouverte : dénoncer la connivence puissants-journalistes pour l’un ; balancer, pour l’autre, sur les magouilles d’un homme mondialement réputé pour sa roublardise. Mais si chez Pierre Carles, le combat ressemble plutôt à une opération kamikaze désespérément stérile (beaucoup de mélancolie, peu d’images nouvelles, indifférence populaire, bref, la lose pure), il prend chez Guzzanti une tournure résolument rafraîchissante et optimiste. Comme si le drame de L’Aquila était l’arnaque berlusconienne de trop, une occasion rêvée pour ses détracteurs de mettre enfin il Cavaliere sur les rotules.
Du coup, c’est la foi dans les vertus de l’investigation qui s’en trouve régénérée. Draquila est traversé par cette croyance, un peu naïve mais pleine d’énergie, de la preuve par l’image, de la suprématie d’un discours rationnel sur la berlusconisation des esprits. Certes, le film est volontiers moqueur, gorgé d’animations cartoonesques à la Karl Zéro, mais il demeure au fond très sobre, méthodique, obsédé par l’idée de résister à la cadence infernale du tycoon milanais. Lequel est perçu comme une sorte de maître du temps, qui sous prétexte d’urgence humanitaire, impose aux habitants de L’Aquila un relogement aux coûts aberrants et aux conséquences cauchemardesques. Face à l’omnipotence du personnage, à son hystérie malicieuse, il s’agit pour Guzzanti de dessiner en creux un temps nouveau, qui permet de décrypter la parole politique et d’ausculter la réalité de son application.
L’exercice est plus périlleux qu’il n’y paraît, plus classe aussi : aux défilés d’opposants, au spectacle d’une ville patrimoniale ouvertement laissée à l’abandon (et même sacrifiée, puisque les pouvoirs publics connaissaient le risque encouru par les habitants avant le séisme), le film frôle le pathos à la Michael Moore mais n’y plonge jamais vraiment. Mieux, en lieu et place des interminables séquences kleenex chères au bibendum américain, la mystification berlusconienne inspire à Draquila des séquences comiques délicieusement cruelles, chroniques surréalistes, presque effrayantes, d’une population cocufiée et complètement dépassée. Sommet : le moment où les victimes gagnent leurs nouveaux immeubles construits façon ville nouvelle et livrés en temps et en heure par leur cher Président. Petit instant de stupéfaction devant la rutilante efficacité berlusconienne : en larmes, les habitants remercient leur bienfaiteur, et louent la délirante sollicitude de l’état pour égayer leur nouveau foyer. Nappe, cafetière, micro onde, tasses et soucoupes, seau à champagne, Silvio a vraiment pensé à tout. Oui mais voilà, l’Etat ne fait que prêter, il faudra tout rendre, à la petite cuillère près, au prochain déménagement. Du coup, les relogés ont « l’impression d’habiter à l’hôtel », « n’osent pas percer un trou dans le mur ».
Tout le combat de Draquila tient à ce crescendo terrifiant : mesurer l’impact concret d’une parole politique, combattre l’idée selon laquelle la démagogie, sous couverts de clichés sympathiques et vulgaires, n’entraîne que des conséquences anodines. Le film se termine à la périphérie de L’Aquila, sur un ensemble d’immeubles en chantiers construit autour d’un rond-point fraîchement bitumé. C’est pire qu’un champ de ruines.