Tourné entre 1980 et 1981, Downtown 81 ne doit son exhumation qu’à des rushes retrouvés et récemment montés. Sans un pareil miracle, il y a fort à parier que cet incroyable document était voué aux oubliettes. Ce qui eût été dommage, car le film d’Edo Bertoglio est à tous points de vue un véritable régal : balade urbaine d’un artiste en devenir (feu Jean-Michel Basquiat), free fiction (équivalent cinéma du free jazz), à la fois joyeuse, lancinante et anarchique, et, enfin, précieux témoignage d’un mouvement artistique saisi dans un chaos stimulant d’images et de sons, de personnalités et de new wave naissante.
Le récit est ténu : Samo (alias Basquiat), peintre et graffiteur, musicien et poète, se retrouve à la rue, faute d’argent pour payer son loyer. On le suit donc en arpenteur squatteur avec, sous son bras, l’un de ses derniers tableaux dont il espère bien tirer quelques dollars. Manque de chance, l’acquéreur en question le paye par chèque et Samo n’a pas de compte en banque. Dès lors, il ne reste plus qu’à marcher, danser, parcourir des lieux divers et plus ou moins branchés, vaguement en quête d’un mannequin (Anna Schroeder) qui a promis au jeune homme de prendre soin de lui. Et si, malgré les apparences, il s’agissait d’un conte de fées ?
Tout cela sert évidemment de prétexte pour filmer les héros de la scène new-yorkaise de l’époque : le cinéaste Amos Poe, Kid Creole And The Coconuts, Eszter Balint (future chanteuse et actrice jarmuschienne), Debbie Harry, ou les éphémères The Plastics. Autant de figures symboles d’une contre-culture éclatant alors en polyphonies magnifiques et en gestes politiques -les écrits pamphlétaires de Samo qui trouvent refuge sur les murs d’une ville malade de sa splendide décrépitude. La beauté essentielle de Downtown 81 réside dans la captation d’une énergie euphorique qui nous fait regretter de ne pas avoir vécu cette effervescence créatrice, cet ahurissant mélange de génies et de faussaires, de sublimes intuitions et de mauvais goût affiché. Tout et tout le monde sur la même échelle, du moment que les idées surgissent au bon moment et engendrent un minimum de folie. En comparaison, le XXIe siècle nous paraît bien terne, engoncé dans des carcans qu’il est grand temps de faire exploser. Avis aux révolutionnaires !