Film de la rentrée ? On n’en est peut-être pas là, même si District 9, bidule étrange et totalement inattendu, répond précisément à tous les critères de ce qu’on a traqué, en vain, au cœur de la traditionnelle parenthèse estivale : un trailer démentiel ayant semé un buzz pas possible (des visions annonçant un étrange mix entre film-guérilla à l’Afghane et Independance day), un pitch rafraîchissant (des aliens domestiqués et enfermés dans une zone de non-droit deviennent ingérables), un style immédiatement identifiable (caméra portée, montage nerveux, SFX à tous les étages), enfin un parrain XXL levant les dernières réticences (Peter Jackson, producteur). Mais le léger retard avec lequel débarque District 9, déjà loin du flottement vacancier, aurait dû mettre la puce à l’oreille : quelque chose ici résiste complètement au programme annoncé, et le film étrangement rêveur et farfelu du novice Neill Blomkamp déroute dès ses premiers plans.
En guise de terrain de combat, Johannesburg : c’est une première absolue et un choix particulièrement exotique qui justifie à lui-seul la singularité de District 9. Quand aux terribles aliens promis, ils sont tout au plus une sorte d’armée inoffensive de zombies tel que Romero a toujours rêvé de les filmer – des êtres peuplant un vaste bidonville, acceptés comme tels par la population (avec leur allure grotesque de crevettes bipèdes sorties d’une pub pour Captain Igloo et identifiées par des noms anglophones) et qui ne menacent guère le monde par leur hostilité. Le film s’articule ainsi autour d’une belle uchronie – les « Crevettes » ont débarqué sur terre en 1982 et sont totalement assimilées par la race humaine – qui lance le récit sur les chapeaux de roue. L’ouverture en forme de faux-documentaire, interventions de passants décrivant une situation sur le bord d’exploser avec des aliens furetant tranquillement en arrière-plan (en gros : le programme du film), saisit durablement. La première moitié joue à merveille sur cette attente, tirant de l’esthétique faux documentaire une imparable vertu : l’amateurisme de certains effets spéciaux, l’aspect immédiatement nanardeux du film et le grotesque même de la situation décrite sont comme légitimés par la tonalité de supercherie qui enrobe toutes les scènes. D’une certaine manière, District 9 s’installe sur le terrain d’un burlesque farceur et volontiers rabelaisien qui doit beaucoup plus à Forgotten silver (le documenteur de Peter Jackson) ou aux caméras cachées complaisamment bidonnées de Borat- duquel le héros du film, en commentant l’action lors de l’investissement du township alien, se rapproche expressément – que des grands classiques de la SF auxquels ses créatures vaguement estampillées Starship troopers renvoient immanquablement.
Ce terrain de la farce précède avec bonheur une métaphore qu’on sent venir à des kilomètres. Les « Crevettes » parquées dans un immense township rejoue sur un mode baroque et satirique le théâtre absurde de l’Apartheid, renvoyant aussi à l’occasion aux grands thèmes catastrophistes de notre ère : mouvements de population, pauvreté galopante, corruption, conflits ethniques… Le District 9, sorte de Sangatte futuriste tenu par diverses mafias (référence directe aux gangs nigérians qui contrôlent tout le quartier central dévasté d’Hillbrow à Johannesburg), prête le flan à toutes les misères qu’on voudra bien lui prêter. Mais là encore, la force du film tient dans sa manière de s’en remettre à de purs principes d’action. Menée au pas de course, l’exploration du camp repose sur une hystérie permanente du style qui parvient assez vite à brouiller les pistes, évoquant un mix assez vertigineux entre racolage documentaire à la Strip tease et fantaisie tout droit sortie de l’esprit d’un Guillermo Del Toro. La seconde moitié fait virer le récit sur des terres plus connues : le film de guerre à gros bras et le film d’horreur existentialiste à la Cronenberg. La volonté de reloger les « Crevettes » dans un township éloigné débouche sur une guerre ouverte cristallisée dans la tentative désespérée d’un papa alien, nommé Christopher Johnson, de remettre en marche le vaisseau géant qui trône au-dessus de Jo’burg (horizon E.T.). Pendant ce temps, le héros humain du film – jusque-là une sorte de gros kéké surexcité et totalement antipathique – est contaminé par une matière qui le condamne irrémédiablement à se transformer en Crevette. Le film revisite alors le thème de La Mouche avec une certaine malice. Problème : tout ça fait beaucoup de choses à gérer en même temps et District 9 explosé entre mille enjeux – film de guerre, buddy-movie extraterrestre, mélo SF, film d’horreur médical, pure farce – part un peu en vrille.
Le personnage principal concentre ces enjeux contradictoires, passant par une multiplicité d’états tellement irréconciliables qu’il en devient absolument illisible : une série de figures cohabitant au prix de contorsions permanentes. La maîtrise relative de Blomkamp permet bien de tenir plusieurs terrains à la fois (et les scènes d’action, parfois exténuantes, sont assez remarquables au vu du budget cheapissime du film), mais quelque chose empêche le tout de prendre complètement. C’est à cette teneur indécidable que District 9 doit néanmoins son énergie singulière, proprement sidérante d’endurance et d’entêtement, ainsi que certains de ses plus beaux éclats (la séquence de décollage du vaisseau retenu sous terre, les multiples références à l’ambiance potache de la SF des années 80 via le personnage assez touchant du petit moutard crevette). Surtout, le film repose sur une poignée de visions inouïes : l’immense vaisseau qui couvre le ciel de Johannesburg plane sur tous les plans, même lorsqu’on n’en distingue qu’une part dans un coin de l’écran. D’une puissance à tomber, cette image suspendue dévoile l’horizon onirique d’un film qui, par delà les plans fulgurants de guérilla ou les vues aériennes des townships, les figures étrangement émouvantes ou les saillies burlesques, forme une sorte de grand brasier halluciné. Vrai film-trip, au fond, qui ne doit rien à une quelconque posture de petit malin : District 9 déambule dans une sorte de royaume de visions qui, malgré la maladresse de certains de ses collages, semble s’inventer dans le direct de ses enchaînements. On lui pardonne aisément ses faiblesses, promesses de lendemains tout à fait singuliers pour Neill Blomkamp, gamin prodigue qui n’a déjà visiblement plus toute sa tête.