Dans le Tournée d’Amalric, il y a une allusion marquée à la rupture Godard / Truffaut de 1973. Dans la partie parisienne du film, une querelle s’engage entre Joachim Zand, archétype de l’artiste seul et fauché, et son ancien ami qu’il vient solliciter, un producteur de télé à succès. A Zand qui lui reproche sa place confortable au sein du système, l’autre répond qu’il n’est qu’un poseur, « une merde sur son socle ». Cette insulte est une citation, un des noms d’oiseaux dont Truffaut affubla Godard dans la lettre rageuse qu’il lui écrivit en juin 1973 en réponse à la salve d’invectives qu’il venait de recevoir. Une lettre d’une vingtaine de pages et d’une grande violence qui mettra un terme à la longue relation d’amitié entre les deux cinéastes. Cette année-là, un des plus beaux mythes du cinéma français – la Nouvelle Vague – vole en éclat dans l’altercation entre ses deux représentants les plus emblématiques. Le 21 octobre 1984, François Truffaut meurt à l’âge de 52 ans. L’amitié ne reviendra pas. Pour le cinéma français, le deuil est impossible.
Le film, passionnant, d’Antoine de Baecque – mis en images par Emmanuel Laurent – prend d’ailleurs la forme d’une enquête qui s’ouvre sur la mort de Truffaut. Un dispositif très godardien présente un de Becque au travail, très « Histoires du cinéma », sans cigare mais mal rasé, sans machine à écrire crépitante mais pianotant en silence sur un beau Mac blanc. On entend la voix de Godard rapportant un propos de sa compagne Anne-Marie Miéville : « Maintenant qu’il est mort, vous allez être privé de protection ». Mélancolie à l’entrée du film : qu’est-ce qui est mort avec Truffaut et qui expose désormais Godard et les autres à tous les dangers, et notamment à cet infini procès de la Nouvelle Vague qui commence à la fin des années 1980 ? Deux de la vague va le raconter dans un flash-back virtuose. Si Amalric a transformé ce bout de correspondance en dialogue, c’est que la querelle Godard / Truffaut est plus qu’une brouille, c’est une dispute essentielle, un « comment je me suis disputé » définitif qui va casser le cinéma français en deux et l’empêcher jusqu’à aujourd’hui de retrouver la force acquise au moment de la naissance artistique de ces deux-là, quelque part entre 1959 et 1960, à la sortie des 400 coups et d’A bout de souffle.
La première force du film vient de son respect minutieux de la chronologie en même temps que son obsession des archives. Cela n’étonne pas venant de l’historien de Baecque pour qui le film est le prolongement logique des deux sommes biographiques qu’il a consacrées à Truffaut en 1996 (avec Serge Toubiana) et à Godard en 2010. Le défilement du temps porté par la voix du commentaire donne à voir un parcours à deux sidérant de vitesse et d’intelligence, comme une course inconsciente où ils réalisent en dix ans leurs rêves de jeunesse. Il y a un canevas d’ensemble qui est une découpe en trois décennies. D’abord, 1949-1959, ou le temps de la cinéphilie et de la critique aux Cahiers du cinéma, avec une longueur d’avance pour Truffaut, polémiste de génie, critique qui prendra sur lui toute la haine qui s’accumulera vite sur la fronde des jeunes Turcs insolents (la Nouvelle Vague est attaquée dès 1963). C’est aussi le temps des maîtres à filmer que seront Hitchcock pour l’un, Lang pour l’autre, Rossellini pour les deux. Puis 1959-1969 ou la décennie prodigieuse qui transforme les deux cinéastes français en stars internationales, avec ici un léger avantage pour Godard (voir la dithyrambe de Truffaut qui écrit en 1966: il y a un avant et un après Godard). Le dernier acte avant rupture se joue bien sûr autour de 1968 avec deux archives magnifiques parmi tant d’autres dans le film : d’abord, un clip pro-Cinémathèque française – leur berceau à tous les deux – au moment de l’affaire Langlois en février. Godard et Truffaut, debout face aux spectateurs, maladroits dans leur expression, récitent leur texte à tour de rôle comme deux enfants timides. Ensuite, la célèbre prise du Palais des festivals en mai 68 à Cannes où les deux exigent avec d’autres l’arrêt du festival. Comme le souligne le commentaire, leurs deux positions différent à ce moment-là. Quand Truffaut évoque la nécessité d’être solidaire avec la révolte générale, Godard insiste sur le fait de changer le manière de faire des films : « Vous me parlez travelling et gros plans, vous êtes des cons ! », réplique magnifique qui annonce la querelle terrible.
Corps emblème de cette relation d’amitié qui l’accompagne de sa présence poétique pendant dix ans, Jean-Pierre Léaud ouvre et conclut le film : le petit Doinel court sur la plage, se retourne vers nous et nous regarde : Deux de la vague est aussi un portrait de Léaud, par qui sont passées la grâce, l’intelligence, l’énergie des années 1960 et qui incarne aujourd’hui à lui tout seul la beauté de ce temps perdu. Ce qui reste de Truffaut et de Truffaut-Godard, c’est lui, l’enfant-témoin et son regard-caméra qui semble dire : et pourtant !