Deux ne se raconte pas -on peut dire, tout au plus, qu’il s’agit de la vie d’une mère et de ses filles jumelles-, il existe dans les plis tordus d’une mise en scène de l’outrance, dévorant une à une les images qu’elle modèle. Offert à Isabelle Huppert comme un cadeau délicieusement empoisonné, le film de Werner Schroeter est une circulation frénétique d’hallucinations qui se tortillent jusqu’à frôler l’évanouissement, toucher du doigt la grâce et la saturation, un cavalier fou galopant dans l’inconnu sur le dos d’une liberté que rien n’entrave. Deux est livré pieds et poings liés (mais avec son consentement) à des actrices dont le jeu cannibale et profanateur vire à l’incandescence guignolesque : des organes jetés sur le corps de Bulle Ogier, Isabelle Huppert qui fait la fillette tout en suçotant la moelle de sa sœur jumelle, sans oublier l’élégance émouvante et acharnée d’Arielle Dombasle, géniale, d’une noblesse insistante même quand elle se bagarre avec un travelo ou chante son amour des militaires et de leur braguette, bousculée par les vagues.
Un peu plus loin, pendant que l’assassin rode et que les marins de Querelle n’ont rien perdu de leur charme, un jeune garçon pendouille au bout d’une corde, un renard grignote, Bulle Ogier tripote un zizi et des Japonais hilares font du tourisme : Deux ne se soucie pas de l’enchaînement des images, c’est davantage un collage brûlant et bariolé, un buisson ardent fardé comme une chanteuse de cabaret. A travers la célébration de l’Actrice (tour à tour mère, fillette, star, pute ou déesse), Schroeter se livre à un brillant éloge du maquillage, proche de celui composé de Baudelaire. Le maquillage, c’est le vêtement de la vérité, de même que le lyrisme, quand il habille le monde, le métamorphose en un maelström dionysiaque, un grand carnaval déchaîné où rien ne compte plus qu’une certaine idée de l’exaltation et de l’enchantement. Travestissons le monde pour mieux en jouir, telle pourrait être la leçon du film -si l’on devait à tout prix en trouver une. C’est en tout cas une injonction séduisante, difficile d’y résister.
A son amour immodéré pour le kitsch, le mauvais goût, le sang et les tripes, tous célébrés sans arrière-pensées, Schroeter ajoute son goût sans limite pour le spectacle (les grandes héroïnes d’opéras, perverses et dévoreuses), le comique (« Je vous offre un chocolat, vous êtes contente ? -Bof ») et surtout le hasard joyeux, cet unique point d’appui que l’on attrape au vol quand l’épuisement nous guette. Deux cuit dans la marmite du hasard, il semble occupé à modeler des icônes que l’image suivante va littéralement mâcher, manger, puis recracher selon une logique chaude et aléatoire. Chaque idée de plan, de scène, est le résultat d’un coup de dés affirmatif, lancé avec beaucoup d’élan. Dans la grande tradition nietzschéenne, Schroeter propose un art poétique de la cuisson. Cuisson des images, cuisson du hasard (qui n’est pas comestible cru -ainsi parlait Zarathoustra), Deux ne vise rien moins qu’un état permanent d’ébullition.