« Regarde, dit le policier blanc, on dirait le Vietnam. C’est l’Amérique ? » C’est l’Amérique en effet, en 1967 à Détroit, où des émeutes raciales éclatent à l’abri desquelles, avec l’excuse de la paix civile, une poignée de flics blancs torture et tue les clients noirs d’un motel – et deux jeunes filles blanches, c’est important et trop peu dit, on y reviendra. C’est l’Amérique mais c’est le Vietnam aussi bien (1967, c’est à peine un an avant le massacre de My Lai), et c’est encore l’Irak des « techniques d’interrogatoire renforcées », un demi-siècle plus tard. C’est l’Amérique moins comme pays que dispositif de légitimation de la violence, et c’est le sujet de Kathryn Bigelow depuis trois films.
Avec ce changement d’échelle qui l’a vue regarder soudain à hauteur d’institution, dans le tissu de l’histoire contemporaine, ce qu’elle avait diagnostiqué jusque là parmi des communautés purement fictionnelles (gangs de motards, de vampires, de braqueurs-surfeurs…), Bigelow a gagné à peu près autant qu’elle a perdu. Elle a gagné, d’abord, une reconnaissance que ses belles expérimentations sur le cinéma de genre lui avaient longtemps dénié. Elle s’est autorisé surtout, avec ce sérieux soudain, à affirmer au grand jour la tentation nettement kubrickienne qui dormait depuis les débuts dans sa filmographie. Mais cette cérébralité assumée a eu son revers: il suffit de voir, après les procès en idéologie qui avaient déjà accueilli Zero Dark Thirty, l’accueil qui fut fait chez lui au film, accusé simultanément de s’arroger le point de vue des Noirs et de flatter celui des Blancs, accusé d’en dire trop peu et d’en montrer trop – dans le New Yorker, Richard Brody reprochait au film de n’être pas le documentaire qu’il faisait d’après lui semblant d’être, avant de l’achever au sol à coups de travelling de Kapo.
C’est en partie de la faute de Bigelow, il faut bien l’avouer. Car en faisant valoir le terreau d’enquête et d’actual events où, avec le concours de son scénariste Mark Boal, poussent désormais ses fictions, elle jette un voile problématique sur le logiciel purement abstrait qui continue pourtant d’animer sa filmographie, laquelle n’est plus jugée qu’à l’aune de ce poids de réel dont elle s’est encombrée toute seule. Le texte du New Yorker ne se conclut pas pour rien sur l’argument de ce que le film serait dépourvu de point de vue. Samuel Fuller, qui n’était pourtant pas exactement un imbécile, avait la même complainte au moment où sortait Full Metal Jacket, qui ne disait pas assez nettement si Kubrick était contre la guerre, ou s’il était pour.
S’il n’était qu’ambigu, comme l’était Zero Dark Thirty, Detroit ne donnerait après tout raison qu’aux aveugles – les mêmes qui avaient vu dans American Sniper un tract tardif de l’administration Bush. Mais c’est bien un film raté, et pour des raisons qui donnent à penser qu’ironiquement, Bigelow paie des précautions que lui ont peut-être inspirées les procès faits à Zero Dark Thirty. Car la première chose dont souffre le film, c’est d’avoir voulu tempérer l’ambiguïté programmée de son dispositif en le nappant, de part et d’autre, d’un beurre de fiction de gauche qui s’accommode plutôt mal avec sa recette. Soit: un aberrant dessin animé valant prologue didactique, pour expliquer la ségrégation; à l’autre bout, un genre de courtroom drama occupant tout le dernier tiers et visant aux mêmes fins édifiantes – plutôt bien fichu, mais vu cent fois. Pris entre les deux, il y a un film digne d’intérêt et parfaitement cohérent avec les précédents, une fois démêlée vraiment la question, épineuse, de son « point de vue ».
Epineuse, car cette question reste lourde longtemps de ce qui semble une aporie. Une fois le dessin animé oublié, le film allume sans tarder la mèche des émeutes, qu’il filme en événement autonome, comme un simple spectacle de guerre venu trouer le quotidien. Des Noirs jettent des cocktails molotov, des Blancs en uniforme répliquent avec des fusils: rien d’autre ou presque à voir ici, dans les plis d’un montage à l’efficacité sidérante. Alors quand le film accueille enfin un peu de fiction, quand il se recentre sur les membres d’un groupe de soul empêché de faire un récital et finalement réfugié dans le motel, une inquiétude bien légitime vient frôler le spectateur: le film n’aurait donc aucun autre personnage noir à faire exister que ces victimes collatérales d’un contexte d’insurrection dont les ressorts on été expédiés en deux minutes de dessin animé ? Aucun émeutier à inviter au banquet des images, et donc, zéro politique ? Passer de ce doute bien légitime à la conclusion que le martyre ensuite décrit par le film est coupable d’une complaisance d’autant plus immorale, implique, entre les deux, de fermer les yeux sur une scène capitale. Car la longue et éprouvante séance de torture décrite par le film se donne sans ambiguïté comme une démonstration, venue répondre par l’exemple à l’interrogation d’une paire de jeunes filles blanches.
Les deux, vaguement hippies, séjournent à l’Algiers Motel où elles fuient leurs origines bourgeoises parmi une population interlope et principalement noire. Pourquoi ces émeutes, donc, demandent-elles à leurs compagnons de virée, dont la couleur de peau suppose qu’ils ont la réponse attendue par les filles comme par le spectateur. Suit un moment théâtral, qui voit les types répondre en mimant avec application la jouissance blanche sur quoi repose leur martyre séculaire: jouissance du pouvoir, jouissance de celui qui est du côté de la matraque. Et moment de fiction dans la fiction (les types simulent assez bien la violence pour inquiéter vraiment les filles, et d’ailleurs c’est d’avoir poussé la fiction trop loin, avec un pistolet chargé à blanc, qui leur vaudra d’être pris pour cible par des flics nazillons), qui prépare une fiction based on actual events: la torture des types en question, celle des musiciens, et en même temps celle des filles, laquelle torture ne fait que rejouer à balles réelles le spectacle éducatif joué dans la chambre de motel.
C’est ici que se solde la question du point de vue du film, qui n’est à la limite ni celui des Noirs, ni celui des Blancs, mais celui des deux filles trop naïves pour mesurer la jouissance promise aux mâles à qui le pouvoir donne une excuse. En cela, le racisme, le suprémacisme blanc, ne sont qu’à la périphérie le sujet de Bigelow: il ne le sont que dans la mesure où une archaïque pulsion de violence, celle-là même qui occupe les films de Bigelow depuis son premier court métrage, y trouve un appareil idéologique pour se justifier, tout comme le démineur de Hurtlocker n’était au front que pour étancher une soif de sensations fortes. James Baldwin ne disait rien d’autre, dans les lignes citées récemment par le documentaire de Raoul Peck, I’m not your negro, en disant que le « nègre » était une invention de l’homme blanc pour justifier sa violence. Et c’est encore ce que disait, magistralement, Altman avec Buffalo Bill au sujet de l’Indien – « God meant for me to be white », maugréait Paul Newman dans les brumes d’alcool qui ramenaient sur son perron le fantôme de Sitting Bull. Comprendre cela permet de mieux comprendre ce qui, dans ce film outrageusement behavioriste, pourrait effectivement déranger (et le rend également passionnant): il n’est pas loin de n’être qu’un remake de Point Break où le lynchage aurait remplacé le surf et le base jump.
Que les filles subissent ici, en partie au moins, le même sort que les Noirs, est révélateur à double titre. D’abord parce que la violence qui n’a cessé d’occuper Bigelow est une violence d’hommes, regardée en tant que telle – « il y a trop de testostérone ici pour moi », disait l’unique surfeuse de Point Break désertant une veillée occupée à savoir qui avait la plus grosse planche. On a beaucoup dit, en une douteuse et paresseuse politesse, que Bigelow faisait un cinéma « d’homme ». Or c’est la femme qu’il faut chercher, pour trouver le point de vue d’un cinéma que la violence des hommes fascine – Blue Steel, qui plongeait une femme dans un milieu d’hommes (des flics, déjà), comme le ferait plus tard Zero Dark Thirty, ne doit pas pour rien son titre à une formule argotique qui désigne une érection. En outre, la présence des filles, humiliées par les Blancs pour avoir voulu coucher avec des Noirs, souligne la part notoirement libidineuse de cette pulsion de haine – l’article du New Yorker ici vise juste, sans le savoir, en désignant le film comme un spectacle pornographique.
Et la séance de torture, annoncée par le jeu de rôle des Noirs dans la chambre, se déploiera entièrement comme un jeu – affaire de petits garçons, donc. Une partie du malaise suscité par ces scènes tient au choix qu’a fait Bigelow de donner le rôle du chef de meute à un acteur, Will Poulter, non seulement jeune mais pourvu de traits étonnamment poupins. Une autre tient à l’idée d’avoir poussé cette logique (des petits garçons ivres de leur pouvoir d’hommes, qui s’acharnent par jeu sur d’autres hommes comme sur des poupées de chiffon) au point d’y trouver une sorte de gag glaçant – l’une des victimes meurt parce qu’un flic n’a pas compris les règles du jeu, ou plutôt: il n’a pas compris que ce n’était qu’un jeu. Evidemment, tout cela est très malaisant, tout comme il n’était guère confortable de voir les bidasses de Full Metal Jacket égayer leur besogne de mort en chantant le refrain du Club Mickey. Les petits garçons sont infernaux, ils sont « tout en grognements », dira au bout du film le père d’une des victimes, pour faire la conversation à une infirmière blanche, qui lui répondra d’une banalité: « Il faut les laisser se faire une place dans la vie ». A voir à quoi ceux qui trouvent une place, par exemple parmi la police de Détroit en 1967, occupent leur privilège, pas sûr que ces politesses soient, dans l’œil de Bigelow, très optimistes.
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