A Cannes, le film a raflé un Grand prix et aussi, ce fut une surprise, le prix du Jury œcuménique. Surtout la presse fut, comme on dit, u-na-nime : pas de doute, on tenait là un chef d’œuvre – les plus distraits pourront se reporter aux affiches qui, aujourd’hui, réunissent ces éloges en chapelet. Comment dire ? C’est un peu exagéré. Le film est assez regardable, il a pour lui quelques scènes réussies et surtout, il partait avec un sujet en or : l’enlèvement et la mort des moines de Tibhirine, dans l’Algérie des années 90. Sujet en or que les moines, grand sujet pour le cinéma, Beauvois l’a bien compris qui glisse en loucedé un clin d’oeil aux Onze Fioretti de Rossellini. Difficile de faire plus lourd que cette citation-là : c’est le soir, dans sa cellule un moine bouquine, et le livre, qui prend la pose pour la caméra, c’est le récit des Fioretti. Plus loin un terroriste blessé force l’entrée du monastère, exige d’être soigné. L’un des moines (joué par Lonsdale, évidemment génial) s’exécute et tandis qu’il panse le malade, le plan retrouve l’exacte composition du Christ de Mantegna. Voilà pour la « mise en scène », là où Beauvois la dépose clignotante ; voilà à quoi dans leur retraite, ses moines s’occupent, saupoudrant pour lui de la culture à la surface des images pour y faire germer l’illusion qu’elles sont pleines de cinéma.
Ces moments-là, où le film semble chercher la hauteur requise pour être disséqué en exposés à la fac, sont de loin les pires. Caché derrière ces grossières balises, le reste est étonnamment sobre. Et cette sobriété, il faut en parler parce qu’elle est au cœur du tour de passe-passe qui a valu au film un pareil accueil. Partout on salue sa réussite au prétexte d’une modestie de la mise en scène qui serait, et c’est là qu’est l’astuce, un juste écrin pour l’humilité des moines. C’est confondre deux choses : d’un côté, le prosaïsme avec lequel, et il en a bien le droit, Beauvois a décidé de faire le portrait des moines (c’est le versant « hommes » du titre : les moines sont des hommes comme les autres, la preuve, ils mangent des frites à la cantine) ; de l’autre, la platitude globale d’une mise en scène qui voudrait faire passer son manque d’inspiration pour une forme délicate de modestie descriptive. Tant qu’il s’agit de décrire, justement (le cadre de vie des moines, leur quotidien de prières et de charité), Beauvois ne s’en sort pas mal. Ça se complique dès qu’il faut représenter le dilemme auquel sont confrontés les moines et qui donnait au film son beau sujet.
On voit bien que Beauvois, quoi qu’il en dise, n’est pas très à l’aise avec ce sujet, qu’il ne sait pas trop quoi en faire, comme il ne sait pas trop comment représenter le fond politique de l’affaire – il faut voir ces deux scènes lamentables où il fait exposer à un vieil Algérien la situation post-coloniale du pays, telle que résumée pour lui par deux pauvres lignes de dialogue. La scène est assez symptomatique de l’incapacité générale du film à s’extirper du confort didactique d’un scénario qui, d’un bout à l’autre, reste roi. Menacés d’une mort certaine par l’avancée des terroristes, les moines doivent choisir : partir ou rester là, jusqu’au bout, dans les montagnes où leur foi les a guidés. Le dilemme est beau, c’est un argument de western. Comment représenter, à la fois, la peur légitime des moines et la conviction qui finalement les fera rester ? Cet enjeu-là, plutôt que de faire décoller le film, l’entraîne dans une aberrante littéralité. Sitôt celui-ci posé, fini le quotidien des moines (où pourtant, nous dit-on, ceux-ci puisent la foi qui leur inspirera leur décision), remplacé par un exercice de délibération que le dialogue ressasse en boucle. Moine 1 : « On reste ou on part ? » / moine 2 : « moi je veux partir parce que j’ai PEUR » / moine 3 : « moi je reste parce que c’est notre MISSION ». Voilà pour le mystère de la conviction des martyrs, couché sur les images comme on remplit un procès-verbal.
Il y a quand même, vers la fin, une scène vraiment inspirée, qui confronte le rugissement d’un hélicoptère à la résistance invisible des moines, ramassés dans un chant auquel le monastère lui-même semble donner sa voix. C’est peut-être la première fois que le film cherche un moyen de représenter la force de conviction des moines, et trouve en eux plus que le robinet par où faire couler ses dialogues. A ce titre c’est, avec la toute fin du film, la scène la plus réussie. Parce qu’ici c’est la mise en scène qui, seule, fait tenir debout ces moines qu’ailleurs on se contente, pour essayer de les faire exister, de gaver comme des oies – de dialogue, de Mantegna, de Tchaïkovski. D’ailleurs, un mot de cette scène, largement commentée, de repas sur fond de Lac des cygnes. La scène, qui passe de visage en visage tandis que la musique monte, peut bel et bien tenir lieu de synthèse. Elle fonctionne un temps, parce que les acteurs, pour la plupart, sont bons et que ces visages-là (celui de Lonsdale, celui de Jacques Herlin qui joue le plus vieux des moines) sont forts, passionnants. Mais l’intensité rêvée de ce morceau de bravoure reste in fine, et faute d’incarnation, à l’état de pure intention. En cela la scène est la plus juste illustration des limites du film. Surtout, elle dit clairement ce que Beauvois a trouvé dans les moines de Tibhirine. Pas vraiment des dieux et pas tout à fait des hommes, mais bien : des personnages de papier, des acteurs déguisés en moines.