On se souvient des précédents films de Laurent Achard comme d’austères tableaux de campagne, hantés par la Mère Terrible, le secret de famille, les rapports de classes. Avec au centre, isolé et meurtri, un enfant qui n’en peut plus mais ne réagit pas, absorbe la violence sans être capable de se révolter. Plus qu’hier, moins que demain (1998) était un drame au bord de l’eau, encore assez pondéré mais non moins frappant, juxtaposant violence intérieure et chants d’oiseaux, ressentiments et visions bucoliques. Plus sombres et radicaux, le court-métrage La Peur, petit chasseur (2004) et le long qui lui fait suite, Le Dernier des fous (2007), s’érigeaient sur le seul motif traumatique de la dispute hors-champ, de ces moments de l’enfance où, tandis qu’un jeu insouciant commence, des hurlements d’adultes retentissent dans la pièce d’à côté. Le cinéma d’Achard est affaire de chauds / froids, geste d’amour pour geste de haine, lumière solaire pour nuit ténébreuse, et jamais ses films ne sont meilleurs que dans cette oscillation inquiétante, cette ambivalence où la chose anormale s’apprête à survenir. Avec malgré tout ce défaut récurrent, consistant à jouer l’attente outrancière de la révélation (foi auteuriste un peu lassante dans la durée du plan, que reproduit parfois Dernière séance), ou bien la trop grande lisibilité de ses intentions (exemple : l’enfant isolé dans l’immensité d’un champ dans Le Dernier des fous, pour dire qu’il est abandonné).
Dernière séance accentue, et déplace les précédents drames d’Achard, puisqu’il traite ni plus ni moins du serial killer à l’américaine, propose un audacieux croisement entre le film de genre (auquel il rend directement hommage) et le film d’auteur à la française, conjugue Renoir avec Hitchcock, Pialat avec Argento. Projectionniste dans un cinéma qui fermera bientôt, Sylvain (Pascal Cervo) tue des femmes avant de leur trancher l’oreille. Il emporte les pavillons auditifs (avec la boucle d’oreille qui pend toujours au lobe) pour les épingler dans le sous-sol du cinéma, à des photographies de stars accrochées aux murs. Puis il se prosterne devant celle, impérieuse, de sa mère, dont il garde le souvenir d’une valse sur La Complainte de la Butte pendant un visionnage de French cancan, ainsi qu’un désir cruel de faire de lui un enfant-star, et un suicide au couteau.
C’est à l’affaire Roland Moog qu’on pense d’abord, ce projectionniste de Strasbourg qui en 1995 tua son amie enceinte, et l’emmura dans la cave de son cinéma. Mais le film vaut moins pour son récit plutôt banal que pour sa façon de le lier solidement à un projet purement formel (opérer la jonction entre cinéma du réel et du fantasme, cinéma exigeant et film populaire). Dernière séance explore brillamment un envers morbide et fétichiste de la cinéphilie (on notera dans le casting la présence de Noël Simsolo, très bon acteur), quand celle-ci ne se vit plus qu’en fiches, en listes, collections de photos et d’affiches, dialogues récités par cœur. Du cinéma, Sylvain possède une mémoire froide, scientifique, il est du côté de la machine, du projecteur, rejoue à l’infini un film (French cancan, dont les froufrous exubérants le ramènent directement à sa mère) qu’il n’a jamais su voir.
Dernière séance, c’est le drame d’un cinéphile dénué de capacité d’immersion, craignant maladivement de se faire engloutir par ce qu’il voit, de se retrouver tout d’un coup transporté du fauteuil à la scène. Craignant en somme d’emprunter, comme disait Daney, « la rampe ». Pour Sylvain, le spectacle, la lumière, c’est la mort : citons la toute première image, où sur son visage tombe une lumière blafarde qui le fait ressembler à un mort. Citons surtout cette scène fabuleuse dans laquelle la mère le fait répéter, enfant, en vue d’un casting, sans qu’on ne sache jamais si sa violence dont elle témoigne fait partie du jeu ou de la vraie vie. Pour qui s’y expose, l’image représente la menace de ne plus jamais en sortir, comme la mère qui se suicide (encore une fois, on doute : le geste est-il authentique ?) et qui n’existera plus qu’à travers la photographie vénérée par son fils, icône lumineuse, continuellement bercée d’une sorte de bruit de respiration. Sylvain se laissera pourtant rattraper par la lumière, jusqu’à littéralement tomber dans les images de French Cancan, soudain si proches de lui que sa peau en sera lacérée – dans une scène finale hallucinante, aussi belle qu’infernale.
On bute cependant, encore une fois, sur ces deux problèmes opposés que le réalisateur reproduit de film en film : d’une part, ce recours trop systématique au plan-séquence et au contrechamp qui n’arrive jamais (mystère), d’autre part cette tendance à vouloir, en bout de course, tout expliquer (résolution : la scène nous expliquant la source de la psychose, vient littéralement gâcher une séquence par ailleurs très belle).
Disons-le, malgré tout : Dernière séance est sans doute, à ce jour, le meilleur film de Laurent Achard. On gardera longtemps en mémoire les deux seuls enfants du film : regards, inflexions de voix sont d’une justesse à faire peur. Exactement comme dans Plus qu’hier, moins que demain et Le Dernier des fous. Se trouve-t-il aujourd’hui un cinéaste sachant filmer, avec autant de talent, la terreur enfantine ?