Après Les Destinées sentimentales qui confrontait son inspiration minimaliste à la machinerie lourde du film à costumes, Olivier Assayas met un nouveau tigre dans son moteur et signe avec Demonlover un thriller à casting international, confirmation forte et décisive d’un désir d’en finir avec le « cinéma de poche » (« trois personnes dans une piaule », définition de Philippe Garrel) pour explorer des terres nouvelles et voir là-bas (les Etats-Unis, sinon où ?) si on peut y être aussi. L’affiche du film donne le ton : dans la lueur safranée d’une explosion hors champ, visage de profil de Connie Nielsen, braquée au cou et, de face, visage de Charles Berling, regard inquiétant, crâne chauve (on croirait Bruce Willis). L’ensemble de l’image est couvert de mots-clés, tout droit sortis de l’ordinateur, grand manitou de l’histoire. On sait que la distribution-promotion d’un film échappe parfois au réalisateur. Disons que, pour ce cas-ci, si on s’est d’abord pincé pour croire l’ensemble « réalisé par Olivier Assayas », on n’a pu ensuite que constater l’adéquation d’une imagerie de genre avec un authentique film d’action. Bref, on n’est pas trompé sur la marchandise. De ce point de vue, Assayas a réussi son pari : Demonlover est son film le plus ambitieux et le plus inventif en même temps qu’il remplit son cahier des charges commercial.
Ajoutons ici que c’est aussi son oeuvre la plus risquée et que sa réussite à-demi s’explique beaucoup par une ambition trop grande, une prolifération des sources et des volontés de dire que le cinéaste essaie de mettre de son côté, c’est-à-dire dans l’énergie -elle-même proliférante- du film, mais qui finit parfois -surtout dans le seconde partie- par se retourner contre lui. Prolifération des sources : Demonlover est un objet nourri du meilleur cinéma d’aujourd’hui. Irma Vep à part, c’est peut-être le premier film cinéphile de son auteur. On y retrouve la poésie des espaces anonymes du cinéma asiatique, le montage obscur et les plans hallucinés des derniers David Lynch (Lost highway, Mulholland drive) et bien sûr l’interaction homme-machine, matrice de l’univers de David Cronenberg (celui de Crash et d’eXistenZ). On se rappelle la théorie amusante d’Arnaud Desplechin sur les remakes : « On peut avancer que L’Enfant sauvage est un remake très camouflé de Monika (…) Donc Esther Kahn est aussi un remake de Monika puisque c’est un remake de L’Enfant sauvage »*. A ce jeu, on peut prouver sans peine que Demonlover est un remake de Videodrome de David Cronenberg.
C’est la même histoire : une entreprise audiovisuelle -ici, d’Internet, là de télévision- est à la recherche d’images nouvelles -et « dures »- pour alimenter ses programmes. Même personnage : une figure sûre d’elle qui s’engouffre dans le désir de ces « images dures ». Même morale : on ne regarde pas les images, on est regardé par elles. Le plus beau dans le film de Cronenberg est aussi le plus émouvant dans Demonlover : c’est l’assurance du personnage face aux images qui craque peu à peu à son insu et prépare son basculement de l’autre côté (de l’écran). Il y a un moment saisissant (parmi d’autres) dans le film d’Assayas, qui est comme la scène morale et nécessaire de notre très contemporaine boulimie d’images et annonce la fin de Diane (C. Nielsen). Dans le bureau glacé d’une multinationale de médias, Diane vient se connecter à un website de torture qui annonce l’enfer à ces heureux abonnés. Cette solitude de l’internaute au moment de se connecter, cette peur et cette jouissance d’y aller, avec les doigts qui tremblent sur le clavier comme à un premier rendez-vous amoureux, Assayas la capte magnifiquement et l’entoure d’une question qui fait froid dans le dos et qu’on aurait tort de négliger : les images animées ont-elles une âme ? Moins chrétienne, la formulation pourrait être : Qu’est-ce que ça nous fait de voir toutes ces « tough pictures » sur le net ? « C’est une joie et une souffrance » comme aurait dit Truffaut.
* Les Inrockuptibles, n° 259, octobre 2000