La topographie de Deauville en fait le point de rencontre idéal des multiples courants du cinéma américain. Bordée par une simili-Croisette, la station balnéaire évoque un Cannes de poche, une utopie sous cloche où Michael Bay, Lawrence Bender et Zoe Cassavetes iraient diner au même troquet en discutant de Sicario. Les barricades entre Sundance et Hollywood étant abattues, les rôles sont redistribués le temps d’un festival, les casquettes s’échangent, tout devient possible. Eli Roth, ancien espoir de l’horreur grand public aujourd’hui revenu à une économie de série B, se compare en interview à Francis Ford Coppola (!), tandis que Michael Bay présente à sa soirée d’hommage un montage « do it yourself » des temps forts de son oeuvre, concocté par ses propres soins. Pour le festivalier, c’est toujours l’occasion de parcourir, au travers des films, les ponts qui relient ces mondes-là.
Family Man
Certains visages incarnent à eux seuls cette relation indue entre Sundance et Hollywood. Parfois, la niche indé invente ses propres stars, subtilisées ensuite par Hollywood (Michael Shannon, à l’affiche de 99 Homes, en compétition); d’autres fois, c’est elle qui récupère les stars qu’Hollywood a recrachées (Keanu Reeves, cobaye sans défense dans Knock Knock d’Eli Roth, en avant-première). D’ailleurs, le film de Roth peut s’envisager comme la mise à l’épreuve d’un action hero entre deux âges, doublement soumis à la torture : celle que pratiquent les geôlières de Keanu Reeves dans le film (deux nymphettes démoniaques qui s’invitent en minaudant dans son salon de néo-bourgeois fumeur d’herbe), et celle que Roth fait subir à l’acteur. Reeves est-il capable de s’insérer dans ce dispositif quasi-sartrien, et de jouer subtilement un family man branchouille peu à peu changé en punching-ball par deux harpies surgies de sa mauvaise conscience ? Non, et son interprétation grotesque est l’un des problèmes de Knock Knock. Ce huis clos niché au coeur du Mal – aka le kitsch contemporain, celui de la coolitude connectée – a pourtant de quoi séduire, et sait maintenir une vraie tension tant qu’il reste dans la zone de l’indécidable. Les deux démones semblent sortir des ténèbres californiennes, peut-être pour hanter le foyer de ce progressiste moyen, ancien DJ en passe de devenir vieux beau, et lui révéler sa propre hypocrisie. Mais la satire deviendra lourdement volontariste (Facebook, l’iPad, l’application Uber : la Silicon Valley en prend encore pour son grade) tandis que le film prendra un virage Grand Guignol, débouchant sur une sorte de Fight Club actualisé à l’ère Zuckerberg. L’équilibre entre fable goguenarde et réjouissances gores est pourtant atteint dans Green Inferno, que Roth présentait simultanément. Bien que pauvrissime sur le plan de la mise en scène (on se croirait devant un Lloyd Kaufman qui chercherait à faire conradien), ce presque-remake de Cannibal Holocaust s’écarte de la tendance Grindhouse en refusant la parodie facile de son modèle. S’il s’autorise de nombreux écarts potaches, Green Inferno vise surtout un gore entier, premier degré, d’autant plus efficace qu’il joue sur un mauvais esprit bien réel – il s’agit encore de se régaler d’une torture, celle d’une bande d’écolos vegan appelés à se faire dépecer en file indienne.
Lutte des classes
La compétition deauvillaise étant traditionnellement tournée vers les indés, on a pu constater à quel points les bas-fonds continuent d’obséder le jeune cinéma américain – là où Hollywood semble s’en être un peu lassé. Inévitablement, les mobil-homes de Louisiane étaient de la partie (Dixieland), dialoguant cette fois-ci avec les caniveaux encrassés de Downtow L.A. (Tangerine). Le second est aussi insignifiant que le premier, à ceci près qu’il se pique d’une vraie-fausse prouesse technique labellisée Apple : tout le film est tourné intégralement à l’iPhone 5 (merci la Silicon Valley, cette fois-ci). Talonnant deux transsexuelles qui serviront de guides à travers ce Los Angeles refoulé, Sean Baker s’inscrit en fait dans la lignée classique des fictions dédiées à la Cité des anges. Son film est en effet un Short Cuts écrit sur le coin de table d’un Dunkin’ Donuts, où se croisent putes, dealers et belles-mères arméniennes en furie. Sous ses dehors de fiction à la fois DIY et trans-quelque chose, Tangerine marche donc plutôt droit et ne fascine pas longtemps. La middle-class, elle, dominera le grand championnat inter-prolétarien : dans Krisha, la réinsertion post-réhab d’une sexagénaire parmi les siens, à la faveur de Thanksgiving, donne lieu à un véritable film d’horreur sur la famille dysfonctionnelle. Découpée comme la dinde qui fait presque office de pivot narratif (et aussi, un peu, de métaphore foireuse), la cellule familiale mue en guêpier, qui inspire à l’auteur l’invention d’une forme réconciliant John Cassavetes et le slasher. Prix du jury critique, assez mérité.
Un chevalier, une chevalière
Le nouveau Terrence Malick, Knight of Cups, promettait lui aussi un nouveau dialogue entre visages hollywoodiens (Bale, Blanchett, Portman) et radicalité cousue-main. Mais, pour la première fois, Malick semble pris au piège de sa propre grammaire, qui n’a jamais autant ressemblé à une ascèse au bord de l’absurde. Là où Tree of Life et À la merveille semblaient faits de songes éthérés, Knight of Cups semble plutôt travaillé par les ruminations intérieures de son héros, Christian Bale, Angelino branché (décidément) qui craint de ne pas avoir d’âme, à force de ne pas réussir à s’établir dans une seule passion. Il y a quelque chose de l’ordre d’une démission dans cette manière lancinante de filmer Los Angeles (routes embouteillées, partys huppées, nightclubs toxiques), et d’y suggérer une sorte d’errance malade. Ce ne sont pas tant les clichés qui posent problème (ils étaient même, en quelque sorte, la matière première de sa vision dans Tree of Life et À la merveille), que l’impression que Malick filme littéralement son absence de désir pour son sujet, s’interdisant les transports panthéistes de ses précédents films (il y a bien des tortues de mer ici, mais enfermées dans un aquarium), et s’efforçant d’adapter sa forme à une divagation romantique qui semble presque l’ennuyer – ce qui serait logique, puisqu’ici le sentiment est comme mort, on ne fait que le pleurer. La forme bégaye donc, tente de retrouver le feu de Tree of Life en convoquant quelques-uns de ses inserts hallucinés, mais rien n’y fait : Knight of Cups reste au sol. Restaient les tribulations intimes de Crazy Amy, nouvelle héroïne de Judd Apatow. Si le film vire boulevardier à trop se penser comme un long numéro de stand-up où les gags doivent faire mouche, l’idée d’Apatow est assez belle : échafauder une sorte de monde alternatif où les stéréotypes de genre seraient diamétralement inversés, et où des hommes au coeur d’artichaut forceraient une jouisseuse célibattante à assumer la partition du chevalier servant. Comme toujours avec Apatow, la moralité est simple : il faut de tout pour faire un monde, fut-il alternatif.