A Seven Oaks, une université de la côte Est, Violet et ses copines prennent sous leur aile Lily, une étudiante fraîchement débarquée. Déplorant la décadence morale, hygiénique et intellectuelle des garçons de leur campus, ces petites Pink Ladies décident de reprendre les choses en main. Quand elles ne papotent pas dans leur chambre commune, elles gèrent un centre de prévention du suicide, où les étudiants déprimés sont remis sur pieds grâce à un programme combinant café et donuts, principes d’hygiène et numéros de danse.
Toute l’élégance de Stillman consiste à échapper aux griffes des étiquettes auxquelles on aimerait le réduire : il n’est ni aussi tourmenté que Woody Allen, ni aussi précieux que Wes Anderson. Sa vraie singularité consisterait à exercer un art du juste milieu, du trait savamment exécuté, mais sans hystérie, et avec une politesse consistant à ne pas faire se tourmenter plus qu’il ne faut son intrigue, sa mise en scène, ses personnages (tous de véritables ladies and gentlemen) et ses dialogues, à se lover au creux d’une zone singulière, difficile à identifier, sinon par ce vocable usé : dandysme.
Le dandysme chez Stillman, c’est d’abord celui de la distance, une façon de glisser sur les choses tout en les saisissant au vol – comme ces numéros de claquettes qu’il fait jouer à Greta Gerwig, mélange de glissements au sol et de pas plus ancrés. Distance repérable, également, dans les fondus qu’il affectionne, façon de se retirer de ses scènes comiques à pas feutrés, comme pour ne pas trop en souligner l’effet. Cette distance, c’est aussi celle de l’analyse. Chez Stillman, et c’est pour le coup quelque chose de très allenien, la vie est un programme, une stratégie de tous les jours, qu’on confronte à celle des autres, qu’on ajuste de jour en jour. Déjà dans Barcelona, les cours de management du héros étaient recyclés pour sa vie amoureuse ; ici, les jeunes filles fricotent avec les crétins et savent pourquoi elles le font : parce qu’il est bon d’élever un être humain inférieur à soi.
C’est ici que Stillman détourne totalement la campus comedy pour l’emmener tout à fait autre part, vers une pure allégorie, une fable autant qu’un droit de réponse aux valeurs de son temps. Ces valeurs, ce sont celles du cool et des losers. Stillman entame sa critique sans acrimonie, sans méchanceté, mais avec intelligence, bienveillance et ironie. Lors d’une scène superbe, nos héroïnes croisent le groupe des garçons. Lily qui vient d’arriver ne comprend pas pourquoi ses nouvelles copines sur-réagissent à l’odeur qu’ils dégagent, surjouant la suffocation, se bouchant exagérément le nez. Cette odeur, c’est celle que dégage le teen-movie régressif. En cela tous les dadas que Stillman trouve à sa Violet ne sont que des messages, des témoins à faire passer, dans une volonté de contamination du campus, du monde : une nouvelle danse, la Sambola, que Violet tente d’imposer ; un savon, véritable talisman qui exhale l’odeur magique d’un monde nettoyé, accueillant, tel qu’il devrait être. Savon que les copines adressent par paquet à des garçons qui préfèrent jouer au frisbee avec l’étui, comme si ce petit groupe de filles était détenteur d’un savoir condamné à rester opaque une fois mis entre les mains des autres.
Il suffit aussi de regarder d’un peu plus près l’affiche française du film, très belle, et ces quelques plans resserrés sur les visages des filles, alitées dans le noir, le regard perdu dans le vide. Ce regard pris dans un rêve, c’est le regard du dandy, « cet astre qui décline », ce « soleil couchant », écrivait Baudelaire. Stillman fait de Violet un personnage décidé mais nostalgique, notamment lorsqu’au détour d’un plan il la filme dans sa cabine de douche embuée, humant mélancoliquement le savon magique, cette pierre ramassée sur le sol d’un monde idéal. Monde policé, parfumé, coquet, dansant, travaillant à son perfectionnement, où la vie serait envisagée comme un interminable cours d’étiquette.
Ce groupe de copines n’est pas autre chose qu’une sorte de petite aristocratie salingerienne, de coterie de gens éclairés qui s’en va sauver avec amour ces hordes de jeunes nigauds pris dans les mailles de l’esprit de leur temps, d’un affaissement tant physique que moral. C’est ce que partage Damsels in distress avec Wes Anderson, ce goût du petit noyau, de la communauté de coeur contre le monde, de l’exigence contre le renoncement, de l’élection par la bizarrerie morale et physique – Violet a des toc et elle est prise pour folle. Mais si le dandysme de Rushmore a beaucoup en commun avec celui de Stillman, Anderson dans ces derniers films le perd de vue pour davantage de préciosité, de sentiments réactifs envers tout ce qui « n’en est pas » – la cruauté d’Anderson annule alors le dandysme de départ, l’innocence sur laquelle il pousse, l’enfant génial est devenu pourri gâté. La fugue de Violet pourrait rappeler celle de Sam dans Moonrise kingdom, mais se réfère davantage à celle, plus essentielle, d’Holden Caulfield dans l’Attrape-coeurs. Sauf que chez Stillman, politesse et socialité oblige, on revient sur ses pas.
Et on y revient parce que Damsels in distress a le mérite de toujours composer avec les valeurs fondamentales du cinéma de Stillman : la joie, la courtoisie, la fête. Joie qui imprègne par exemple cette scène fugitive et magnifique où Violet en petite tenue fait des claquettes maladroites dans le couloir de sa résidence. Gênant sa voisine de palier qui prend l’air renfrogné, elle lui oppose ces quelques pas d’une grâce échevelée, d’une béatitude tour à tour polie et insolente.